Le personnage de Thérèse met en abyme leur travail : “I could get used to having a whole city to myself”, dit-elle, "Je pourrais m'habituer à avoir une ville entière à moi toute seule !"
Capturer, capturer sans cesse les moindres détails de la vie urbaine !
Le portfolio de Thérèse introduit dans la fiction celui que Todd Haynes a constitué lui-même pour réaliser le film. Comme Esther Bubley, Helen Levitt, Ruth Orkin, Vivian Maier ou Saul Leiter, photojournalistes de renom, elle est toujours en quête d'instantanés originaux surgis de la vie quotidienne. Thérèse dit d’ailleurs avoir commencé par photographier "des arbres, des oiseaux, des fenêtres, n’importe quoi en réalité", de peur de "violer l'intimité des gens", comme en témoigne ce dialogue avec son ami Dannie :
- I feel strange, I think... taking pictures of people. It feels like - an intrusion or a...
DANNIE : Invasion of privacy ?
THERESE : Yes.



Vivian Maier (photos) et Ruth Orkin à sa fenêtre dans la position de Thérèse à la sienne
Mais comme Ruth Orkin photographiant les enfants de son quartier de West Village ou comme Esther Bubley qui excellait dans les portraits où elle arrivait à restituer la vie intime de ses sujets, Thérèse surmonte ses réticences et commence à fixer visages et silhouettes :


Vivian Maier, un éventail de photos, pareil à celui que l'on voit dans la chambre de Thérèse
Tous les photographes cités précédemment sont source d’inspiration pour Ed Lachman quand il filme les rues de New York et les paysages américains.
Helen Levitt a saisi de manière privilégiée les enfants des rues et leurs éphémères dessins à la craie. Un hommage lui est rendu au début du film dans la scène où Thérèse, penchée à sa fenêtre comme Ruth Orkin, parle à Richard qui l'appelle du trottoir. "Dans la chambre, toute la surface du mur est prise par les clichés en noir et blanc de Thérèse, précise le scénario, la plupart représentent des scènes de rue new-yorkaises et des paysages urbains. [...] on sonne à la porte. [...] Thérèse [...] ouvre la fenêtre et se penche sur la rue. [...] Richard lève la tête vers elle, appuyé sur sa bicyclette.
Thérèse : "j'aime tes gribouillis".
Richard regarde autour de lui le trottoir couvert de dessins à la craie".
La prise de vue d'Ed Lachman conjugue ce motif de prédilection d’Helen Levitt et une vue plongeante, caractéristique des œuvres de Ruth Orkin.



Helen Levitt, dessins d'enfants sur les trottoirs ; Thérèse à Richard : "I like your scribbles"
Ruth Orkin, photographe de célébrités comme Lauren Bacall ou Ava Gardner, a su fixer les aspects colorés de la vie new-yorkaise. Quant à Esther Bubley, elle a collaboré à des magazines prestigieux et décliné dans ses œuvres tous les stéréotypes du mode de vie américain : l’enfance en difficulté, la condition féminine, la fascination pour le progrès technique et, singulièrement, pour les voitures, la découverte de la psychiatrie, l’empire de la mode... Tous ces thèmes, en filigrane, apparaissent dans le film...
Saul Leiter, pionnier de la couleur et réputé pour ses photographies de mode, est incontestablement la source principale de l'esthétique du film. A l’évidence, Carol est une figure de mode d’une exquise élégance combinant une gestuelle raffinée, un sens inné des matières et de la couleur et un goût certain pour les accessoires de luxe (bijoux, porte-cigarettes, chapeaux ….).



Ruth Orkin : Magazine stand (le film s'ouvre sur l'image d'un kiosque à journaux)
Mais Saul Leiter ne se contente pas de faire poser ses mannequins devant l’objectif, comme lui Ed Lachman saisit la vie de la rue, encombrée de piétons et de voitures aux couleurs vives :



Saul Leiter : Man with straw hat (Homme au chapeau de paille)
Les motifs urbains du film rappellent indiscutablement ces clichés, la publicité y est omniprésente, avec ses messages explicites et ses images richement colorées.


quand les caractères d'imprimerie se font motifs iconographiques




Saul Leiter : Harlem, newspaper kiosk, taxi and Esther Bubley : Third Avenue (NYC.1951)
Mais la principale source d’inspiration d’Ed Lachman, quand il fait revivre le New York des années 50, est bien l’œuvre de Saul Leiter.
D’abord peintre, grand admirateur de Degas et de Manet, émule de Vuillard et de Bonnard, Saul Leiter s’est servi de l’objectif comme d’un pinceau : s’attachant surtout à des instantanés de la vie urbaine, privilégiant les cadrages originaux et jouant de la mise au point et des éclairages, il savait donner au monde une tonalité onirique et mélancolique.





des cadrages et des atmosphères oniriques à la manière de Saul Leiter
Sa façon de cadrer, décalée, hors-norme, ressemble parfois à celle de Degas dont il connaissait les monotypes. On retrouve le sens de ces instantanés, où, derrière une porte battante, se découpe un tableau étrange aperçu comme par effraction.



les perspectives de Saul Leiter, inspirées de Degas, et celles d'Ed Lachman
Comme chez Degas, cette poétique inédite de l’espace révèle les aspects surréalistes du monde. Saul Leiter, par la science des reflets, crée un monde flottant, rempli de silhouettes mystérieuses, où les contours s’estompent et où la réalité se fragmente en un puzzle de motifs intimes et de signes énigmatiques.



Une esthétique du collage surréaliste - Saul Leiter : New-York bus, abstraction


Comme Saul Leiter, Ed Lachman donne aux reflets et aux accidents de la lumière la même intensité qu'aux objets eux-mêmes
On trouve parfois dans ses clichés un espace réservé au noir (jusqu'à 80%) qui décadre le motif comme dans cet extraordinaire portrait de Harge filmé par Ed Lachman : Abby vient de refermer sa porte et on n'aperçoit plus qu'un quart de son visage, un œil, un morceau de chapeau, à travers la porte vitrée :



Saul Leiter : portrait ; Ed Lachman, l'arrivée de Carol au restaurant et le portrait de Harge à travers la porte vitrée d'Abby
Soleils mouillés, ciels de traîne, neige, brouillards, fumées, vapeurs, couleurs réfractées, visages aperçus à travers le halo des vitres alternent avec les lumières crues du néon pour nous faire saisir le mystère des êtres et des choses dans une scénographie très élaborée.




Christmas et Cap ; comme Saul Leiter, Ed Lachman fixe sur la pellicule ce que le photographe ordinaire tente d'éviter, les reflets parasites, la buée qui brouille le motif
Saul Leiter est sans doute l’artiste qui a repoussé jusqu’à ses limites extrêmes l’art de la photographie, par son sens du collage et de l’abstraction ; le premier plan du film, un long travelling sur la grille du métro, rend au plus près cette esthétique qui confère une « étrange étrangeté » aux choses familières. Mais, au-delà du motif, c’est par sa palette qu’Ed Lachman se rapproche de Saul Leiter.


quand le mobilier urbain se fait motif iconographique, quand la photographie et le cinéma deviennent peinture abstraite
Saul Leiter travaillait avec des pellicules périmées pour donner un aspect pastel et brouillé à ses couleurs ; Todd Haynes a justement choisi de filmer en Super 16, d’enregistrer sur pellicule et non pas en numérique pour obtenir les mêmes effets, singulièrement dans le rendu des brouillards et dans ses fondus colorés.
Comme Saul Leiter, il utilise des touches de rouge et de vieux rose pour organiser l’espace de la représentation. Le manteau rouge de Carol, sa petite toque rose, le bonnet de Thérèse, autant de ponctuations chromatiques directement inspirées du photographe. Là encore le dialogue souligne l'hommage du cinéaste au photographe : "I like the hat", dit Carol en s'éloignant de Thérèse... Au-delà du motif omniprésent des chapeaux, qui rappelle les toiles de Degas consacrées à la modiste et les vitrines de Ruth Orkin, on retrouve bien les notes colorées de Saul Leiter.



"I like the hat", dit Carol à Thérèse, soulignant ainsi l'importance de ce motif fétiche de Saul Leiter dans l'esthétique du film



des ponctuations chromatiques structurant le champ de la représentation
Cette vision du monde, à mi-chemin entre l’impressionnisme et une sorte d’expressionnisme abstrait, est en harmonie parfaite avec l’univers du film, tel que l’ont conçu scénariste et metteur en scène. Dans la société américaine des années 50, l’amour interdit de Carol et de Thérèse ne peut s’exprimer que par des gestes et des regards qui sont autant de signes à interpréter, d’émotions à deviner : regards, frôlements, silences.
Voir l'univers symbolique de Carol
La voiture, refuge intime, est l'un des espaces privilégiés où les regards s’échangent comme autant de marques d’amour à travers un halo lumineux. Miroirs, vitres et fenêtres servent de cadres sur lesquels les accidents de l’atmosphère (buée, pluie ou neige) rendent au plus près les émotions des personnages.



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