Construit comme un dictionnaire, cet abécédaire, inspiré de l’expérience personnelle de Barthes mais aussi de ses lectures (Platon, Goethe, Proust, Freud, entre autres), décrit, en plus de 80 fragments, la dramaturgie de la conscience amoureuse.
On retrouve, à travers les dialogues et les images-signes qui jalonnent le film, quelques-uns des mots-clefs de ce lexique. Je vous invite à le parcourir avec moi. Ce parcours ne sera ni exhaustif ni toujours fidèle à l'ordre alphabétique.
Commençons par « adorable » ; le terme, ou plutôt ses traductions possibles en anglais, revient en leitmotiv dans le discours de Carol. Tout est « adorable » en Thérèse : « you’re very kind », lui dit-elle chez Frankensberg alors qu’elle vient de lui demander de ne pas fumer dans le magasin ; « That’s lovely » , lui répète-t-elle au restaurant, comme si ce nom, dont elle ne veut pas savoir les origines -«Therese Belivet » -, incarnait à lui seul tout le mystère de son désir...

Barthes dans Fragments d'un discours amoureux a écrit:
ADORABLE
« X... était adorable, hier soir. » C’est le souvenir de quoi ? De ce que les Grecs appelaient la charis : « l’éclat des yeux, la beauté lumineuse du corps, le rayonnement de l’être désirable » ; peut-être même, tout comme dans la charis ancienne, j’y ajoute l’idée - l’espoir - que l’objet aimé se donnera à mon désir. …
Par une logique singulière, le sujet amoureux perçoit l’autre comme un Tout … C’est tout l’autre qui produit en lui une vision esthétique … dans Adorable ! aucune qualité ne vient se loger, mais seulement le tout de l’affect…. Il a fallu beaucoup de hasards, beaucoup de coïncidences surprenantes … pour que je trouve l’Image qui, entre mille, convient à mon désir.
C’est là une grande énigme dont je ne saurai jamais la clef : pourquoi est-ce que je désire Tel ? Pourquoi est-ce que je le désire durablement, langoureusement ? Est-ce tout lui que je désire (une silhouette, une forme, un air) ? Ou n’est-ce seulement qu’un morceau de ce corps ? Et, dans ce cas, qu’est-ce qui, dans ce corps aimé, a vocation de fétiche pour moi ? Quelle portion, peut-être incroyablement ténue, quel accident ? La coupe d’un ongle, une dent un peu cassée en biseau, une mèche, une façon d’écarter les doigts en parlant, en fumant ? De tous ces plis du corps, j’ai envie de dire qu’ils sont adorables. Adorable veut dire : ceci est mon désir, en tant qu’il est unique : « C’est ça ! C’est exactement ça (que j’aime) ! »
Cependant, plus j’éprouve la spécialité de mon désir, moins je peux la nommer ; à la précision de la cible correspond un tremblement du nom ; le propre du désir ne peut produire qu’un impropre de l’énoncé. De cet échec langagier, il ne reste qu’une trace : le mot « adorable » (la bonne traduction de « adorable » serait l’ipse latin : c’est lui, c’est bien lui en personne).
Tautologie. Est adorable ce qui est adorable. Ou encore : je t’adore, parce que tu es adorable, je t’aime parce que je t’aime. Ce qui clôt ainsi le langage amoureux, c’est cela même qui l’a institué : la fascination. Car décrire la fascination, cela ne peut jamais, en fin de compte, excéder cet énoncé : « je suis fasciné. »
La scène figurée ici c'est aussi "Love at first glance", le coup de foudre tel que Roland Barthes le décrit, une sorte d'état hypnotique qui "ravit" le sujet.
Barthes dans Fragments d'un discours amoureux a écrit: RAVISSEMENT
Le ravissement
RAVISSEMENT. Épisode réputé initial (mais il peut être reconstruit après coup) au cours duquel le sujet amoureux se trouve « ravi » (capturé et enchanté) par l’image de l’objet aimé (nom populaire : coup de foudre ; nom savant : énamoration).
Le coup de foudre est une hypnose : je suis fasciné par une image : d’abord secoué, électrisé, muté, retourné, « torpillé » […] ou encore converti par une apparition, […] ensuite englué, aplati, immobilisé, le nez collé à l’image (au miroir).
L’épisode hypnotique, dit-on, est ordinairement précédé d’un état crépusculaire : le sujet est en quelque sorte vide, disponible, offert sans le savoir au rapt qui va le surprendre. De même Werther nous décrit assez longuement la vie insignifiante qu’il mène à Wahlheim avant de rencontrer Charlotte : point de mondanité, du loisir, la seule lecture d’Homère, une sorte de bercement quotidien un peu vide, prosaïque. […]
Cette « merveilleuse sérénité » n’est qu’une attente - un désir : je ne tombe jamais amoureux, que je ne l’aie désiré ; la vacance que j’accomplis en moi […] n’est rien d’autre que ce temps, plus ou moins long, où je cherche des yeux, autour de moi, sans en avoir l’air, qui aimer. […]
Dans l’image fascinante, ce qui m’impressionne (tel un papier sensible), ce n’est pas l’addition de ses détails, c’est telle ou telle inflexion. De l’autre, ce qui vient brusquement me toucher (me ravir), c’est la voix, la chute des épaules, la minceur de la silhouette, la tiédeur de la main, le tour d’un sourire. […]
Quelque chose vient s’ajuster exactement à mon désir (dont j’ignore tout)
On pourra réécouter l'émission de France Culture
Retour sur la genèse des Fragments d'un discours amoureux