Julie GALLEGO
Université de Pau et des Pays de l'Adour
Le chien occupe une place importante
dans la société romaine. Appartenant au " menu
bétail ", il est utilisé, de son vivant, comme
chien de service, auxiliaire des activités humaines ou
pour la protection des biens et des personnes, mais aussi comme
" éboueur ", chien de guerre , ou, de façon
moindre, comme chien de trait ou chien savant ; il sert encore,
une fois mort, comme nourriture (la viande de chiot a été
longtemps appréciée), matériau (pour sa peau
et sa fourrure), victime sacrificielle ou ingrédient de
la pharmacopée ; cette multiplicité de rôles
bien réels dans la société explique aussi
son importance dans l'inconscient collectif que constituent les
mythes gréco-romains, en raison de son caractère
chtonien .
Dès l'Antiquité, le chien est perçu comme
un animal particulier, qui a pu accéder à un rang
privilégié auprès de l'homme : devenu animal
familier une fois domestiqué, il a pu devenir animal de
compagnie lorsque la fonction affective l'a emporté sur
la fonction utilitaire : l'instrument est devenu compagnon, statut
dont le chat a été pendant bien longtemps écarté.
De tous les animaux de compagnie dont le nom, la description ou
la représentation nous sont parvenus (sous une forme artistique,
épigraphique ou littéraire), le chien est sans nul
doute celui sur lequel nous possédons la documentation
la plus complète. Le chien - surtout de chasse - est un
élément artistique fréquemment représenté,
et ce dès la période grecque ; il ne l'est en général
pas pour lui-même mais comme l'un des éléments
d'une scène d'ensemble dont des humains sont les personnages
principaux. À cet égard, les représentations
dont le seul élément est le chien sont tout particulièrement
dignes d'intérêt, car cela implique un changement
dans la perception que l'homme a du chien. On retrouve ainsi,
du choix du nom jusqu'au tombeau, l'attachement que certains maîtres
ressentaient pour leur animal, puisque les chiens ont fini par
avoir droit à leur " portrait personnel ", littéraire
ou artistique, conservant ainsi éternellement pour leur
maître une image vivace.
Le français " chien "
vient du latin canis, dont l'origine est obscure, en raison notamment
de la divergence de vocalisme entre canis et kuôn . Parmi
les diverses hypothèses , on peut noter celle d'Albert
Joris Van Windekens (1975), reposant sur la racine *keu- "
luire, briller ". On pourrait alors le rapprocher du sumérien
barbaru, qui désigne " une race de chiens étrangers,
venus de Basse Mésopotamie " mais aussi le "
loup ". Le sens originel serait peut-être alors dans
les deux cas " l'animal lumineux ", c'est-à-dire
celui dont les yeux brillent dans la nuit.
Le chien, une fois la domestication accomplie, a pu devenir familiaris,
selon la nomenclature binominale du naturaliste Linné :
il est donc intégré à la familia, la "
maisonnée ", c'est-à-dire surtout les esclaves
(famuli). L'adjectif latin domesticus, utilisé dans la
classification de certaines espèces, est trompeur car il
recoupe diverses réalités : domesticus signifie
littéralement " qui appartient à la domus "
(la maison avec les maîtres, les esclaves et les animaux)
mais l'adjectif ne désigne pas seulement les animaux qui
ont été domestiqués à date ancienne
; il peut avoir simplement une valeur locative, sans qu'il y ait
domestication : l'hirondelle domestica s'oppose ainsi à
l'hirondelle siluestris parce que la première vit dans
les granges et l'autre en forêt. La désignation scientifique
du cochon se fait par le biais de cet adjectif (sus domesticus),
et pour cet animal, c'est bien le reflet de sa domestication.
Ni le cheval (equus caballus), ni le chat (felis catus) n'ont
été honorés de l'adjectif familiaris : le
lien spécifique qui unit le chien et l'homme est donc bien
affirmé dans la classification moderne.
[
]
À l'intérieur du groupe des chiens, la diversité
règne mais le nombre de races répertoriées
est bien moindre dans l'Antiquité gréco-romaine
qu'à notre époque moderne. L'idée de fixer,
par le biais de croisements, un certain type de chien, pour qu'il
réponde à des critères déterminés
(à visées utilitaire ou esthétique) commence
à se développer dans l'Antiquité romaine.
Mais il s'agit plutôt d'une classification sommaire (et
parfois redondante) en fonction du lieu d'origine et/ou de son
utilisation, où l'idée de sélection n'est
pas primordiale. Dans son Histoire des animaux, le grec Aristote
distingue deux grands groupes : les chiens de Laconie et les chiens
de Molossie (groupe dans lequel on peut identifier deux types
: les dogues et les mastiffs), ce qui n'exclut pas pour autant
l'existence probable d'un troisième groupe avec des caractéristiques
plus diverses. On aurait donc trois morphotypes : le morphotype
primitif non spécialisé (à faciès
lupoïde, d'où le nom de Canis lupus lupus), le morphotype
graïoïde (proche du lévrier), le morphotype molossoïde
; le lévrier est le chien traditionnel de l'imagerie grecque
.
[
]
Les chiens utilitaires : chiens de berger, chiens de garde et chiens de chasse
Columelle, qui ne s'intéresse pas dans son ouvrage aux chiens de chasse (uenatici), donne quelques conseils pour bien choisir ses chiens de garde (uillatici) et de berger (pastorales). Le rôle essentiel du chien, à la fois compagnon, serviteur et protecteur de l'homme, est d'être le gardien de la ferme (uillae custos), des produits de la terre, des troupeaux et de la famille :
une espèce de chiens a pour mission d'éventer les embuscades dressées par des hommes, et de garder la métairie et ses dépendances ; une autre espèce, celle de repousser les attaques des malfaiteurs et des bêtes féroces, et de veiller dans l'intérieur de la ferme sur les étables, au dehors sur les bestiaux qui paissent ; quant à la troisième espèce, on ne l'achète que pour la chasse, et, loin d'être utile à l'agriculteur, elle le détourne de ses travaux et les lui fait prendre en dégoût. [ ] On choisira pour garder la métairie un chien qui ait le corps très ample, l'aboiement fort et sonore, afin qu'il épouvante le malfaiteur d'abord par sa voix et ensuite par son aspect ; ses hurlements même devront inspirer assez de terreur pour mettre souvent en fuite, sans qu'il en soit aperçu, ceux qui tendraient quelque embûche.
S'il remplissait bien son rôle, un bon chien de garde, comme l'atteste l'épigraphie, pouvait avoir droit, après sa mort, non seulement à une tombe mais aussi à un éloge funèbre. L'épitaphe suivante est courte, le nom de l'animal n'est pas précisé et l'on ne sait rien de son physique : l'éloge se limite à l'accomplissement de son rôle de raedarum custos :
Surveillant des chariots, jamais il n'aboya pour rien. Maintenant, il se tait. Son ombre s'en prend à ses cendres.
Columelle insiste tout particulièrement sur l'importance de la couleur pour les chiens de garde et de berger, et ce ne sont pas des raisons esthétiques qui les motivent :
Il faut qu'il soit d'une
seule couleur : on préférera la blanche dans le
chien de berger, et la noire pour celui de ferme : pour l'un et
l'autre emploi, on ne fait aucun cas de ceux qui sont bigarrés
(uarius) [
]. Le berger choisit le blanc, parce que cette
couleur diffère de celle des bêtes féroces,
et que, pour repousser les loups, [
] il est souvent utile
que la couleur diffère beaucoup de celle de ces animaux
: en effet, si la couleur blanche ne le faisait reconnaître,
on serait exposé à diriger sur le chien les coups
destinés aux loups. Quant au chien de garde que l'on oppose
aux mauvaises entreprises des hommes, il doit être noir,
parce qu'il paraîtra plus terrible au voleur s'il fait jour,
et que la nuit, il ne sera pas aperçu à cause de
l'analogie de sa couleur avec celle des ténèbres
[
].
[
]
La plus célèbre représentation de chien est
sans nul doute celle d'un chien de garde, celui qui apparaît
avec l'inscription CAVE CANEM, sur une mosaïque retrouvée
à Pompéi (Fig. 29) On remarque que l'artiste a choisi,
pour plus d'efficacité, de représenter un chien,
seul, avec une posture générale d'intimidation :
tout le corps est ramassé, tendu vers l'avant, prêt
à bondir. Il a aussi mis en valeur quelques détails
bien signifiants : des crocs menaçants, des griffes épaisses
bien plantées dans le sol, la queue dressée (le
chien semble prêt à attaquer) et, bien sûr,
la couleur noire, qui le rend encore plus terrible. Cette mosaïque
fait immédiatement penser à un passage du Satiricon
de Pétrone , où cette inscription est citée
lorsque le héros pénètre chez l'affranchi
Trimalcion :
Mais moi, tandis que je
regardais tout avec émerveillement, je manquai tomber en
arrière et me casser les jambes : à gauche en entrant,
non loin de la loge du portier, on avait peint sur le mur un immense
chien, enchaîné , et au-dessus, on avait écrit
en lettres capitales : ATTENTION AU CHIEN (canis ingens, catena
uinctus, in pariete erat pictus superque quadrata littera scriptum
CAVE CANEM).
[
]
La mosaïque de Pompéi est-elle l'exacte illustration
du premier passage de Pétrone, qui annonce les deux autres
" vrais " chiens de garde ? En partie, seulement. Chez
Trimalcion, il s'agirait d'une peinture (et non d'une mosaïque),
et l'écriteau dissuasif est écrit au-dessus du chien,
et non en dessous.
Les CAVE CANEM de Pompéi sont des mosaïques de sol, tandis que celui de Trimalcion est une peinture murale, canis pariete pictus. Certes le mot pictus peut s'appliquer à une mosaïque aussi bien qu'à une peinture ; mais un opus musivum de ce genre serait archéologiquement sans exemple au premier siècle. [ ] Dans les temps néroniens, un chien en mosaïque est inconcevable sur le mur d'un vestibule.
Selon Paul Veyne, le chien à l'entrée chez Trimalcion est vraisemblablement un trompe-l'il suffisamment ressemblant pour surprendre le visiteur ; une mosaïque sommaire, comme celles des fig. 30 et 32, n'aurait pu avoir cet effet, et même celles des fig. 29 et 31 ne seraient pas de qualité suffisante pour provoquer une telle émotion. Le chien ne serait donc qu'un trompe-l'il de plus dans la maison de Trimalcion. Mais la mosaïque grecque du " chien d'Alexandrie " (qui date du Ier s. a.C.) et dont nous parlerons infra, prouve que certaines mosaïques pouvaient atteindre un très haut niveau de perfection dans la représentation du réel, puisqu'elles se voulaient mimétiques de l'art pictural : le chien du Cave canem chez Trimalcion aurait donc pu être une mosaïque verticale en trompe-l'il, qui donnerait en outre, de loin, l'impression d'être une peinture ; les tesselles offrent en effet la possibilité de prendre la lumière et l'ombre, selon la planimétrie et les couleurs de l'ouvrage, créant ainsi une profondeur de champ et donnant corps au sujet (les vrais murs pouvant en outre servir d'accessoires pour accentuer l'illusion d'optique).
Mais il faut ajouter une
autre condition : le bord inférieur du cadre doit se confondre
avec l'arête inférieure du mur, de telle sorte que
les pattes du chien paraissent poser sur le sol et que l'animal
semble se dresser, menaçant, devant la paroi. Par bonheur
une chaîne (canis catena uinctus, dit le texte) attache
en peinture le dogue à la muraille et met la dernière
touche à la volonté d'illusionnisme du tout.
[
]
Les chiens de Laconie sont explicitement
associés à la chasse au sanglier dans un passage
de la Cena Trimalcionis puisque les esclaves de Trimalcion amènent
des descentes de lit où - double niveau de l'illusion théâtrale
- les invités pouvaient voir représentés
des filets (retia
picta), des guetteurs à l'affût
avec leurs épieux (subsessores
cum uenabulis) et
tout un équipage de chasse (totus uenationis apparatus).
Le décor de la fausse uenatio étant posé,
les invités voient alors débouler une meute de chiens
de Laconie (canes Laconici) qui se mettent à courir dans
tous les sens ; la " proie " arrive aussitôt sur
un plateau : il s'agit d'un immense sanglier (aper), déjà
préparé, et entouré de faux marcassins (minores
porcelli) en pâte croquante. Pour que la mise en scène
de Trimalcion soit parfaite, il faut donc que les chiens de Laconie
soient spécialisés dans la chasse au sanglier.
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]
Pour certains maîtres, le chien de chasse n'est pas seulement
un " outil " ; il est aussi un compagnon fidèle,
auquel on peut rendre hommage à sa mort :
Élevée parmi
les dresseurs de l'amphithéâtre, chasseresse, terrible
en forêt, caressante à la maison, on m'appelait Lydia,
très fidèle à mon maître Dexter, qui
ne m'aurait pas préféré le chien d'Érigoné,
ni celui, de race crétoise, qui, à la suite de Céphale,
rejoignit également la constellation de la déesse
porteuse de la lumière. Ce n'est pas une longue durée
de vie ni un âge inutile qui m'a emportée, comme
ce fut le destin du chien d'Ulysse : j'ai péri sous la
dent foudroyante d'un sanglier écumant, aussi grand que
le tien, Calydon, ou le tien, Érymanthe. Et je ne me plains
pas, même si j'ai été emportée rapidement
sous les ombres infernales : je n'aurais pu mourir d'une plus
noble mort.
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[
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Passons maintenant à une pierre tombale, consacrée
exclusivement à un chien, Myia : sur celle-ci, on constate
que le chien n'est plus un accessoire qui accompagne le défunt,
mais le défunt même dont on regrette la perte. Comme
l'épigramme de Martial sur Issa, ce poème anonyme
trouve sa source dans le " moineau de Lesbie " composé
par Catulle , pour déplorer la perte de l'oiseau de son
amante .
Comme elle était douce, comme
elle était gentille,
Celle qui, lors en vie, reposait sur mon sein,
Partageant constamment mon sommeil et mon lit !
O quel malheur, Myia, que tu sois décédée
!
Tu aboierais aussitôt en toute impudence,
Contre un rival couché auprès de ta maîtresse.
O quel malheur, Myia, que tu sois décédée
!
Dès lors, à ton insu, retenue au sépulcre,
Tu ne peux ni gronder, ni me sauter dessus,
Tu n'as plus la joie de me mordre gentiment.
La perte d'une autre chienne, Patricè (" Léguée par le père "), a plongé son maître dans l'affliction, au point de l'enterrer dans ce qui doit être son propre tombeau et de lui faire graver une épitaphe en distiques élégiaques, pour célébrer leur affection réciproque.
Le visage baigné de larmes, je t'ai porté, ma petite chienne, comme je l'ai fait avec plus de joie durant quinze ans. Désormais, Patricè, tu ne me donneras donc plus mille baisers, et tu ne pourras plus, avec plaisir, te coucher sur mon cou. Avec tristesse, je t'ai déposée dans la demeure de marbre à laquelle tu avais droit et je t'ai unie définitivement à mes propres mânes. Tu étais dressée à imiter l'homme par des attitudes expressives : quel trésor j'ai perdu, pauvre de moi ! Toi, douce Patricè, tu avais l'habitude de venir à ma table, de demander gentiment, sur mes genoux, de la nourriture, tu étais habituée à lécher, de ta langue experte / rapide , la coupe, que souvent mes mains ont tenu en l'air pour toi, à m'accueillir fatigué, de ta queue fréquemment joyeuse, et à me dire toutes sortes de gentillesses par ton expression corporelle.
L'épitaphe suivante est celle de la chienne Concha (" Perle " ou " Coquillage "). Le portrait physique et moral est plus précis et les conditions de sa mort sont données (elle est morte en mettant bas, parallélisme évident avec de nombreuses femmes de l'époque) :
En Gaule je suis née, et Perle (Concha) était mon nom, un nom qui fut tiré des richesses de l'onde, un nom qui allait bien à ma beauté insigne. L'audace me faisait courir ici et là les sentes forestières, chasser, dans les vallons, les bêtes fauves hirsutes. Je ne supportais pas d'être tenue en laisse, et mon pelage blanc refusait du bâton l'inadmissible offense. J'étais sur les genoux du maître, de sa femme, et puis, lassée, j'allais sur un lit bien moelleux. Je savais m'exprimer mieux qu'il n'est ordinaire par ma face de chien et son muet langage. Mais jamais mes abois n'ont effrayé personne ! Maintenant, je suis morte, en donnant la lumière aux fils que je portais. Sous ce marbre exigu m'emprisonne la terre...
Cette chienne de chasse est probablement
de race gauloise comme l'indique le premier vers du poème
(Gallia me genuit), sans doute un uertragus, la plus célèbre
des races de Gaule (cf. Annexe III). Ce mot latin est un emprunt
au gaulois uertragos : *uer(o)- est un " préfixe fréquent
de la composition nominale, issu de l'indo-européen *uper(o)-,
de valeur majorante ou augmentative " , comme le latin super,
le grec hupér et le sanskrit upári ; et traget-
signifie " le pied " (peut-être sur la même
racine que le grec trékh? < *dhregh- " courir ").
Tel Achille, ce lévrier reçoit donc comme nom "
aux super-pieds ".
L'épigramme suivante, consacrée à Issa, la
chienne de Publius, est un témoignage très intéressant
de la place que pouvaient occuper à Rome les petits chiens
de compagnie, nullement chiens de chasse ni chiens de garde :
Issa est plus coquine que le moineau de Catulle, Issa est plus pure que le baiser de la colombe, Issa est plus câline que toutes les jeunes filles, Issa a plus de prix que les pierres des Indes, Issa, la petite chienne, est la chérie de Publius. Si elle pousse de petits cris plaintifs, tu croiras, toi, qu'elle est douée de la parole ; elle ressent tristesse et joie. Elle est couchée tout contre son cou et dort, sans qu'on remarque sa respiration. Et quand ses besoins se font pressants, elle ne souille le couvre-lit d'aucune goutte ; mais d'une patte câline, elle le réveille, lui fait signe de la descendre du lit puis demande à remonter sur le lit. Il y a une si grande pudeur dans cette chaste petite chienne qu'elle ignore Vénus ; et nous ne trouvons pas d'époux qui soit digne d'une si délicate jeune fille. Pour qu'au crépuscule de sa vie, elle ne disparaisse pas tout à fait, Publius en fait faire une peinture, où tu verras une Issa si ressemblante que même Issa ne ressemble pas autant à elle-même. En fin de compte, mets Issa et la peinture côte à côte : soit tu penseras que l'une et l'autre sont réelles, soit tu penseras que l'une et l'autre sont peintes.
Publius a voulu perpétuer la mémoire de sa chienne par-delà sa mort future : il en fait donc faire un tableau ; et comme cette représentation artistique se double d'une représentation littéraire par l'intermédiaire du poème, l'image d'Issa (et indirectement du commanditaire) restera éternellement vivace et soulagera son chagrin quand la chienne mourra. Martial pose, dans cette ekphrasis, la question de la beauté d'une peinture, mais surtout de sa valeur de vérité (ueram) et de son rapport avec le réel (problème de la mimèsis grecque ou de la ueri similitudo latine). Issa apparaît comme un vrai chien de compagnie, seulement d'agrément, puisque nulle fonction utilitaire ne lui est attribuée dans le poème ; mais elle est aussi assimilée à une jeune fille à marier, à la fois fille et fiancée de Publius, qui en fait trop pour ce petit " tyran domestique " (selon une lecture plus ironique du poème). Il s'agit très vraisemblablement d'un bichon maltais, tel celui de Narcisse, l'affranchi de l'empereur Claude . Ces petits chiens à poils longs ont été introduits en Grèce à partir de la seconde moitié du VIe s. a.C. , par le biais de l'Afrique carthaginoise :
leur introduction marque un tournant
dans l'histoire de cet animal. En effet, jusque-là, les
fonctions normales du chien étaient la garde et la chasse.
Désormais, les foyers grecs accueillaient des animaux dont
la fonction première était de tenir compagnie aux
hommes.
[
]
Onomastique canine
Sur une mosaïque du Musée
du Bardo , nous voyons inscrits plusieurs noms, ceux des chiens
et des chevaux qui participent à cette partie de chasse
dans le Haut Tell tunisien. Ainsi faisons-nous connaissance avec
Atalante, Spina et Pinnatus. On pourrait traduire les deux derniers
par " Épine " et " Flèche "
: on peut en effet supposer que le nom commun féminin est
utilisé comme nom propre pour une chienne, et le masculin
pour un chien ; on notera l'emploi de deux noms propres tirés
de la mythologie grecque, l'un pour un cheval, l'autre pour une
chienne.
Columelle a donné quelques conseils pour bien choisir le
nom d'un chien ou d'une chienne ; il suggère ainsi de prendre
des noms courts, grecs ou latins, qui ont trait au caractère,
au physique ou à l'origine de l'animal :
Il ne faut pas leur donner des noms
trop longs, afin qu'ils les entendent plus promptement lorsqu'on
les appelle, ni de plus courts que ceux que l'on énonce
en deux syllabes : tels que Skylax ('Jeune chien') en grec, Ferox
('Fier') en latin ; Lakôn ('Chien de Laconie') en grec,
Celer ('Léger à la course') en latin ; ou, s'il
s'agit d'une femelle, Spoudè ('Zèle'), Alkè
('Vaillance'), Rômè ('Force') en grec, Lupa ('Louve'),
Cerva ('Biche'), Tigris ('Tigresse') en latin.
[
]
Le langage du chien : " gardien muet " ?
Columelle, dans son éloge
du chien , précise que c'est à tort, selon lui,
qu'on classe cet animal parmi les " gardiens muets "
(de mutis custodibus) puisqu'il aboie. C'est à cette terminologie
habituelle, par opposition au langage des humains, que fait allusion
l'épitaphe de Concha (muto canis ore). Martial s'amuse
aussi du fait qu'en dépit de toutes ses qualités,
la petite Issa, pourtant personnalisée dans le poème,
ne parle pas (sauf du point de vue de son maître !) ; le
poète est donc tenu de " traduire " sa demande
lorsqu'elle veut sortir faire ses besoins.
[
]
Dans cette étude à
la fois artistique et littéraire, nous avons essayé
de montrer que les textes, comme les peintures, les mosaïques,
les petites ou les grandes sculptures, présentent une image
variée du chien, où émergent surtout le chien
de garde de type molosse et le chien de chasse, ancêtre
du lévrier.
Un des faits le plus notable est l'émergence du chien de
compagnie, qui devient parfois un membre à part entière
de la familia, au point de recevoir les honneurs d'un poème,
d'un tableau ou d'un tombeau particuliers.
L'ANNEXE I renvoie, entre autres, aux Illustrations tirées de l'article " Canis " du Dictionnaire des Antiquités grecques et romaines de Daremberg et Saglio
L'ANNEXE IV renvoie, entre autres, à la mosaïque de pavement de la maison de Pacius Proculus (ou de Terentius Neo) de Pompéi présente sur le site locipompeiani.
Julie Gallego
MC Latin
Section des Langues anciennes
Département des Lettres classiques et modernes
Université de Pau et des Pays de l'Adour