Les Fleurs du mal
Les Fleurs du Mal, tel est le titre paradoxal du « bouquet » de poèmes que Charles Baudelaire publie le 25 juin 1857 à Paris et qui intègre la quasi-totalité de sa production poétique depuis 1840. La première édition de ce recueil contient 100 poèmes répartis en 5 sections. Ils sont précédés d'une dédicace à Théophile Gautier, le poète admiré auquel Baudelaire dédie ses « fleurs maladives », et de Au lecteur. L’auteur s’adresse à son lecteur, il l’interpelle et le montre fasciné par le vice, par l’horreur et par la débauche, miné par « l’Ennui », tout comme lui :
Tu le connais, lecteur, ce monstre
délicat,
— Hypocrite lecteur, — mon semblable, — mon frère !
Mais on ne badine pas avec la morale sous le Second Empire : Baudelaire est attaqué en justice pour « immoralité » comme Flaubert l’avait été avant lui pour Madame Bovary : 6 poèmes sont retirés du recueil et l’auteur doit payer une lourde amende. Baudelaire est très affecté par cet échec ; il sombre dans la misère et dans la maladie.
Il se remet néanmoins à l’ouvrage ; en 1861, il publie une nouvelle édition des Fleurs du Mal, augmentée de 32 poèmes et d’une section inédite : Tableaux parisiens. Ces 126 poèmes disent sa quête inlassable de la beauté. L'édition définitive des Fleurs du Mal (151 poèmes) sera publiée en 1868, après la mort de Charles Baudelaire (1821-1867) par un ami du poète.
La structure de l’édition de 1861 comprend six sections : Spleen et idéal (85 poèmes) ; Tableaux parisiens (18 poèmes) ; Le Vin (5 poèmes) ; Fleurs du Mal (9 poèmes) ; Révolte (3 poèmes) ; La Mort (6 poèmes).
THEME
Le titre du recueil, Les Fleurs du mal, se présente comme un « oxymore », une expression unissant deux contraires : à l’opposé du mal, les fleurs symbolisent la pureté, la beauté, la délicatesse, le parfum, l’amour, l’idéal, tout ce qui est bon. Il s’agit donc, pour Baudelaire, de cueillir un bouquet de fleurs poussées sur le terreau du mal, d’extraire la beauté qui se cache jusque dans les choses les plus laides ou les plus douloureuses en apparence, la mélancolie, le spleen, l’ennui, l’ivresse, le crime, la débauche ou même un cadavre en putréfaction, une « charogne ». Cette pensée rejoint d’une certaine manière la symbolique chinoise du lotus qui plonge ses racines dans la boue, qui se nourrit de la fange des marécages pour déployer sa fleur pure à la surface de l’eau. Mais, alors que le lotus purifie et transcende la souillure, la beauté des Fleurs du mal reste écartelée entre le bien et le mal comme on le voit dans l’hymne à la beauté :
Viens-tu du ciel profond ou sors-tu de l'abîme,
Ô Beauté ! ton regard, infernal et divin,
Verse confusément le bienfait et le crime,
Et l'on peut pour cela te comparer au vin.
Le thème de la femme, omniprésent dans le recueil, est révélateur de cette ambiguïté. Tantôt sensuelle, aimante, maternelle, tantôt perverse et cruelle, la femme est l’incarnation du Mal, la créature « maudite » ou la « reine des péchés » de la Bible, elle est le « Vampire » cruel qui suce le sang de son amant mais elle est aussi l’incarnation de l’idéal, une créature sublime, un rêve de tendresse et de bonheur comme dans Parfum exotique :
Quand, les deux yeux fermés, en un soir chaud d’automne,
Je respire l’odeur de ton sein chaleureux,
Je vois se dérouler des rivages heureux
Qu’éblouissent les feux d’un soleil monotone
On explique souvent cette « double postulation » par les sentiments opposés que
Baudelaire éprouvait pour les deux femmes qui ont marqué sa vie : un amour
spirituel pour Mme Sabatier (qui fut la muse de nombreux artistes) et un amour
sensuel pour une mulâtresse, Jeanne Duval, qui le faisait souffrir mais dont il
ne pouvait pas se détacher. En réalité, cette dualité caractérise la passion du
poète pour Jeanne Duval : les longs cheveux noirs de l’amante, dans Le Serpent qui danse, sont le symbole de
Satan, du démon, de l’Enfer, mais ils symbolisent aussi l’aspiration du poète à
s’évader vers un univers paradisiaque dans La Chevelure :
« Tu contiens, mer d'ébène, un éblouissant
rêve
De voiles, de rameurs, de flammes et de mâts ».
Le thème de « l’invitation au voyage », de la fuite vers des îles exotiques, se conjugue ainsi à celui de l’ennui, du « spleen », un mot anglais (d’origine gréco-latine) qui désigne la mélancolie et le dégoût de la vie : comme les romantiques, Baudelaire a « le mal du siècle », il ne trouve pas sa place dans ce monde bourgeois incarné à ses yeux par son beau-père, le général Aupick. Mais, à la différence des romantiques, qui cherchent leur inspiration dans les beautés naturelles, Baudelaire se veut le poète de la ville et de la vie moderne.
NOUVEAUTE : Baudelaire, poète de la ville et de la vie moderne
Lorsque
Baudelaire écrit Les Fleurs du Mal,
Paris est encore en grande partie une ville médiévale, une ville noire aux rues
étroites, nauséabondes, une cité déprimante, étouffée par la pollution de
l’industrie naissante, hantée par les mendiants, les vrais et les faux
aveugles, les prostituées, les chiffonniers…. Le poète leur prête une attention
inédite dans Les Fleurs du Mal, il
évoque cette ville obscure et mystérieuse à travers des métaphores morbides qui
évoquent la nuit, l’enfermement, la mort, comme dans Spleen : couvercle, lumière noire, prison humide, chauve-souris
timide, plafonds pourris, araignée immonde, toile d’araignée, fantômes errants,
longs corbillards, drapeaux noirs... Toutes ces images traduisent le spleen, le désespoir et « l’ennui », un sentiment
d’oppression, au sens physique (« être
oppressé ») et au sens moral (« être
opprimé »).
Au sens physique, « être oppressé », c’est « étouffer », avoir de la peine à respirer, c’est sentir son cœur comprimé un peu comme dans le caractère闷qui s’écrit avec le composant cœur心enfermé sous un porte 门 ; le poète ressent exactement dans la même chose dans Spleen :
Quand le ciel bas et lourd pèse comme
un couvercle
Sur l’esprit gémissant en proie aux longs ennuis,
Au sens moral, être « opprimé » (et non plus « oppressé »), c’est être privé de liberté. L’ennui, c’est l’impression que le temps passe et que rien ne se passe dans le temps, c’est l’impression qu’il n’y a plus rien à attendre de l’Histoire, qu’il n’y a plus d’avenir, plus d’espoir, comme l’écrit le poète :
Quand la terre est changée en un cachot
humide,
Où l’Espérance, comme une chauve-souris,
S’en va battant les murs de son aile timide
Et se cognant la tête à des plafonds pourris
Pourtant, un nouveau Paris est en train de naître à cette époque : on démolit les vieux quartiers pittoresques, de grandes avenues font entrer l’air et la lumière dans la ville, les femmes élégantes montrent leurs toilettes dans les parcs, elles fréquentent les grands magasins, une foule anonyme envahit l’espace, tout s’accélère, comme on le voit dans A une passante, où Baudelaire évoque la silhouette fuyante d’une inconnue avec laquelle il a échangé un simple regard au détour d’une rue :
Un éclair... puis la nuit ! - Fugitive beauté
Dont le regard m'a fait soudainement renaître,
Ne te verrai-je plus que dans l'éternité ?
Baudelaire conjugue ainsi l’éphémère, le monde prosaïque qu’il a sous les yeux, et le rêve d’éternité qui est son idéal, une union des contraires qu’il développe dans La Modernité.
MODERNITE
La Modernité est un essai de
Baudelaire publié dans Le Peintre de la
vie moderne. Il y définit le concept de modernité comme la quête de la
beauté des tendances éphémères, pour l'intégrer, à des fins artistiques, à ce
qui est éternel. La modernité, c’est le transitoire, le fugitif, le contingent,
la moitié de l’art, dont l’autre moitié est l’éternel et l’immuable.
C’est une forme de romantisme maîtrisé, ancré dans le présent de l’Histoire. Elle est aussi une manière de mettre les pouvoirs de l’art au service de l’inspiration. Il s’agit aussi d’une poétique de l’imagination : c’est l’imagination qui, au cœur du langage, permet l’expression de la modernité.
Il y a quelques points principaux dans Les Fleurs du Mal qui représentent la modernité.
1. Baudelaire est moderne dans la construction de ses sonnets. Il utilise souvent des formes poétiques traditionnelles (le sonnet par exemple) mais il bouscule les usages anciens. Dans "A une passante", les rimes des quatrains sont bien des « rimes embrassées » (des rimes de forme A B B A) mais elles diffèrent d’un quatrain à l’autre, contrairement aux règles définies à la Renaissance ; d’autre part, les rimes des deux tercets du sizain sont non traditionnelles (au lieu d’avoir des rimes en CCD et EED on a des rimes en CDC / DEE).
Baudelaire a aussi écrit des poèmes en prose. C’est une forme poétique nouvelle qui se débarrasse de la métrique, comme Yvan vous l’a montré tout à l'heure. Baudelaire n’a pas inventé la poésie en prose mais il est l’un des premiers à l’avoir utilisée. Cette nouvelle forme poétique est emblématique de la modernité.
2. Baudelaire est moderne car il a fait entrer dans sa
poésie des thèmes nouveaux : il a notamment fait entrer la ville dans la
poésie. Il a une véritable fascination pour la ville. Dans Les Fleurs du Mal, une
section s’intitule d’ailleurs « les
tableaux parisiens » : la ville y
devient un personnage et non un simple décor du poème : comme Balzac et les
romanciers réalistes, il décrit les ruelles sombres, les bas-fonds de Paris et
non pas seulement les beaux quartiers. Mais la ville est aussi pour Baudelaire le
symbole du changement et de la rupture avec la nature où les romantiques puisent
leur inspiration. Baudelaire n'aime pas le naturel, il lui préfère l'artifice,
il fait l’éloge du maquillage ou des « paradis
artificiels » et découvre une forme inédite de la beauté dans « le bizarre ».
3. Baudelaire fait entrer la laideur dans la poésie. Dans le poème Petites Vieilles, par exemple, décrit avec une réelle compassion ces « monstres disloqués » qui « furent jadis des femmes » « Frémissant au fracas roulant des omnibus ». Dans Le cygne, il décrit un oiseau dont le plumage blanc est symbole de pureté, embourbé dans la boue d’un caniveau. Dans Charogne, qui décrit en détail une carcasse animale, il compare le cadavre en putréfaction à une femme lascive.
Baudelaire mélange ainsi le beau et le trivial, il explore des thèmes modernes très provocateurs pour l'époque : le Mal sous toutes ses formes, la déchéance physique et morale, le sentiment de révolte, la corruption, les amours interdites comme l'homosexualité féminine (au départ, il voulait d'ailleurs intituler son recueil : Les lesbiennes)...
4. Baudelaire rejette l’introspection des romantiques. Il n'avait pas le projet de se raconter. S'il parle de lui, c'est pour extraire la beauté du mal sans aucune sensiblerie. Au lieu de se livrer à l’analyse méticuleuse de son âme, de son moi intérieur, il explore toutes les correspondances qui se tissent entre les différentes sensations dans un monde onirique où, comme nous l’a montré M. LIU le semestre dernier,
Les parfums, les couleurs et les sons se répondent.
La technique d’écriture de Baudelaire est donc très moderne, elle aura une influence profonde sur les poètes de la génération suivante.
INFLUENCE
Les Fleurs du Mal sont l’une des œuvres les plus importantes de la poésie
moderne, empreinte d’une nouvelle esthétique où la beauté et le sublime
surgissent, grâce au langage poétique, de la réalité la plus triviale. L'œuvre
exerça une influence considérable sur Paul Verlaine, Arthur Rimbaud ou encore
Stéphane Mallarmé.
Victor Hugo écrit à Baudelaire « Vos Fleurs du Mal rayonnent et éblouissent comme des étoiles », et pour le féliciter d’avoir été condamné par la justice de Napoléon III, en 1859, il écrira que l’ouvrage apporte « un frisson nouveau » à la littérature.
Bien que Baudelaire n’ait pas été accepté par son époque, il a ouvert une nouvelle vision esthétique ; pour nous, c’est le summum de la beauté.