L'univers symbolique de "Carol"

Une étude détaillée du film de Todd Haynes

L'univers symbolique de "Carol"

Messagepar locipompeiani » 14 Juin 2016, 10:11

Comme Brève Rencontre, Carol s’ouvre avec le roulement d’un train dans la nuit et le bruit strident de ses freins. Apparaît ensuite, en un long travelling, le motif vertical d’une grille métallique sur lequel se détachent, pâlissent puis disparaissent les lettres du générique. Digging Deeper le montre de manière pertinente, on ne saurait poser plus clairement la question de la « grille d’interprétation » (“interpretation grid” en anglais) à travers laquelle comprendre l’œuvre de Todd Haynes ! Cinéaste, Todd Haynes est aussi sémioticien, déchiffreur de signes, et c’est avant tout à travers les signes non-verbaux, à travers les images, qu’il a construit l’univers symbolique de Carol.

L’image de cette grille est à l’évidence porteuse de sens : Carol est l’histoire d’une transgression, d’un amour qui défie toutes les barrières sociales et psychologiques. Mais bientôt, le plan bascule à l’horizontale sur la bouche d’aération du métro et l’on découvre le souterrain d’où émerge, avec les fumées du train, la foule des banlieusards sortant de la station de LEXINGTON et de la 59ème Avenue. Tandis que la musique semble inlassablement revenir sur elle-même, hantée par un motif circulaire, la caméra s’attarde sur une ombre, puis sur l’image fragmentaire de chaussures et de jambes qui se pressent vers la rue. Emblème des pulsions enfouies qui font irruption à la surface malgré la puissance des interdits, cette topographie métaphorique est relayée par la présence, au restaurant, d’un sosie très convaincant de Freud.

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La grille des interdits et un sosie de Freud, le père de la psychanalyse

On remarquera d’ailleurs qu’une balustrade sépare la salle du restaurant du bar, comme si Todd Haynes multipliait les clins d’œil à la fameuse « topique » dans laquelle Freud compare l’appareil psychique à un appartement de trois pièces en enfilade dont la pièce d’apparat, la conscience, est protégée des solliciteurs qui se pressent dans l’antichambre (les désirs interdits) par un gardien intransigeant (la censure). Qu’un maître d’hôtel tente d’empêcher Thérèse de pénétrer dans la salle de restaurant pour rejoindre la femme qu’elle aime envers et contre tout, à la fin du film, est sans doute un avatar de cette architecture symbolique qui structure tout l’espace de Carol.

Il vaut la peine ici, de relire le scénario :

Le maître d’hôtel : Vous avez une réservation ?
Thérèse : Je cherche quelqu’un…
Le maître d’hôtel : Je suis désolé, Madame, je ne peux vous installer sans…

Il est toujours question de franchir des seuils dans Carol et de montrer patte-blanche pour ce faire : “your landlady let me in”, « votre logeuse m’a laissé entrer », dit Carol en arrivant chez Thérèse. Ici, comme l’écrit Phyllis Nagy, « Therese passe outre et balaye la foule du regard. Personne. Mais tout à coup, presque imperceptible d’abord, elle aperçoit du coin de l’œil, tout au fond de la pièce, la tête d’une femme blonde renversée dans un éclat de rire. La femme semble enveloppée ou protégée par un nuage de fumée lumineuse. C’est Carol, Carol comme Thérèse l’a toujours vue et comme elle la verra toujours : au ralenti, comme dans un rêve, ou comme dans un souvenir unique et décisif, à la fois tangible et impalpable. »

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L'apparition de Carol, "comme dans un rêve" et la scène du tunnel, une plongée dans "les eaux dérobées" du souvenir

Cette belle description de Phyllis Nagy donne la clef de l’esthétique du film, et, en particulier, du flash-back onirique de la première « apparition » de Carol, auréolée de lumière, aimantant le regard de Thérèse chez Frankensberg. C’est le coup de foudre, “love at first glance”, comme disent les Anglais, « l’amour au premier regard »…. La merveilleuse scène du tunnel, où l’on retrouve la métaphore inaugurale du souterrain, invite le spectateur à interpréter le film à travers les signes non-verbaux plus que par les dialogues. Plongée dans la mémoire de Thérèse comme dans les eaux profondes du désir (le roman de Patricia Hightsmith s’appelle aussi Les Eaux dérobées), la scène est presque muette : le dialogue, inaudible pour le spectateur, se dilue dans le halo sonore de la musique de Carter Burwell, une musique qui semble émaner de toutes les directions à la fois et envahir tout l’espace. Tandis que Thérèse et Carol échangent des propos anodins, une chanson entendue à la radio, “you belong to me”, dit ce qui ne peut s’avouer et la magie de leur amour naissant se révèle en deçà des mots, dans le sourire lumineux de Carol, dans les yeux émerveillés de Thérèse, dans les caresses de son regard sur la fourrure et sur les mains gantées de son amie.

C’est donc à travers les non-dits et les métaphores visuelles qui scandent le long cheminement de Carol vers l’aveu final, “I love you”, que le spectateur devra saisir les émotions qui submergent les personnages. Comme le dit Norma Desmond dans Sunset Boulevard, dont on voit un extrait dans le film, « nous n’avions pas besoin de la parole, nous avions nos visages »….

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Patricia Carles
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Les faux-semblants du langage

Messagepar locipompeiani » 14 Juin 2016, 10:43

Le primat de l’image sur le dialogue, dans Carol, n’a rien d’arbitraire. Il est, en lui-même, symbolique ; car Thérèse et Carol sont confrontées à une situation tout à fait particulière : ce n’est pas seulement leur passion qui est interdite, c’est la verbalisation même de cette passion. A la différence des amours ordinaires, qui s’expriment par la parole autant que par les actes, leurs sentiments et leurs désirs n’ont pas droit de cité dans la parole sociale.

Au moment même où l’homosexualité devient une « maladie mentale » dans le discours scientifique, au moment où les instances judicaires pénalisent les amours du même sexe, une chape de silence oblitère leur existence. Significativement, Fred, l’avocat de Carol, tout en affirmant qu’il n’ira pas « par quatre chemins avec elle », s’arrange pour ne jamais dire explicitement ce que Harge lui reproche :

Fred Haymes : “They’re petitioning the judge to consider a morality clause. « Ils demandent au juge d’examiner une clause de moralité.
Carol : A morality - what the hell does that mean? De moralité. Grands Dieux ! Qu’est-ce que cela signifie ?
Fred Haymes : Okay. I won’t mince words with you. (after a moment) Abby Gerhard ?... And they are suggesting similar association with…” « Bien, je ne vais pas mâcher mes mots avec vous. (après un moment de silence) Abby Gerhard ? Et ils suggèrent une association du même genre avec… »

Au mieux, c’est aux périphrases méprisantes, pathologisantes, qu’on a recours pour désigner les homosexuels. Si Richard admet qu’il a déjà entendu parler de « gens de ce genre » (“people like that”), il refuse de toutes ses forces l’idée qu’un garçon pourrait tomber amoureux d’un autre garçon « de but en blanc » (“out of the blue”), à moins d’y être déterminé par un traumatisme passé (“there’s always some reason for it. In the background”) ou par une psychologie infantile : « Tu t’es stupidement amourachée de cette femme » comme « une écolière », reproche-t-il à Thérèse, lui déniant ainsi toute liberté et déniant du même coup toute réalité à son amour (“you’re in a trance”, « tu es hypnotisée »). Quant à Harge, il n’hésite pas à insulter et à maudire Carol : “I put nothing past women like you […] Goddamn you”, « je ne connais rien de pire que les femmes comme toi […] Dieu te maudisse » mais il reste significativement dans le sous-entendu ! « Tu as épousé une femme comme moi », lui répond crânement Carol…


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Richard : “you’re in a trance”, Thérèse : “I am wide awake”.......... Harge : “I put nothing past women like you […] Goddamn you”

Todd Haynes insiste à de nombreuses reprises sur les faux-semblants du langage. Dannie, « le fêlé de cinéma », souligne l’illusion de la transparence du discours : “I’ve seen it six times, dit-il à propos de Sunset Boulevard. I’m charting the correlation between what the characters say and how they really feel.” « Je l’ai vu six fois, je suis en train de dresser un tableau de correspondance entre ce que disent les personnages et ce qu’ils ressentent réellement. » Quant à Phil, au café, il s’emporte contre le mot « travail » : “You call that a job?, dit-il à Thérèse, I call it an illusion”. Mais c’est surtout le détective privé, Tommy Tucker, prétendant avec un cynisme de bonimenteur qu’il vend des « notions » - jeu de mots intraduisible en français -, qui met cette idée en abyme. « Notions », en anglais, c’est aussi bien de la « mercerie » que des « concepts » ! “Don’t really know what notions are, exactly, explique-t-il à Carol. But they do instruct us to use the word. Says it appeals to women”. “Je ne sais pas vraiment ce qu’on appelle “notions”, en tout cas, ils nous demandent d’employer le mot. Il paraît que ça parle aux femmes. »


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Tommy Tucker : “I sell notions... they do instruct us to use the word”... Fred Haymes : “I won't mince words with you...”

Et les femmes, sont bien, en effet, victimes du langage. Si Carol corrige avec une certaine brusquerie Harge lorsqu’il lui demande d’assister à la soirée dansante que donne son patron, Cy Harrisson, c’est qu’il nie son amie Jeanette en la réduisant à son statut matrimonial de « femme de… » (le scénario précise qu’Harge agit toujours ainsi) : “Cy’s wife asked if you were coming”, « la femme de Cy a demandé si tu viendrais », lui dit-il… - “Jeanette”, rectifie Carol excédée.

Maîtres des mots, les hommes sont du même coup maîtres du monde, comme en témoignent les termes de l’injonction déposée par l’avocat de Harge auprès de la Cour : la « clause de moralité », invoquée « en droit » contre Carol, est profondément immorale dans les faits ! “I’m her mother for God’s sake. Morality clause. […] There’s nothing moral about taking Rindy away from me”, s’insurge-t-elle, « Je suis sa mère, nom de Dieu. Clause de moralité ! Il n’y a rien de moral à m’enlever Rindy. » Harge peut bien être alcoolique, violent, l’institution ne verra aucun inconvénient à lui confier Rindy pour la soustraire au déplorable exemple de sa mère ! En dehors même des sophismes juridiques, faits pour masquer la réalité qu’ils prétendent décrire, les mots sont complices de la comédie sociale, y compris dans les circonstances les plus tragiques : “Nice meeting you, Jack”, « ravie de vous avoir rencontré », dit Carol, avec son exquise politesse alors qu’elle est dévastée par le chagrin.

Bien cordialement,
Patricia Carles
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"Carol" au risque de la psychanalyse

Messagepar locipompeiani » 14 Juin 2016, 11:13

Patricia Highsmith, hantée par le « crime » de son homosexualité, a écrit The Price of salt, rebaptisé Les Eaux dérobées puis Carol, comme elle a écrit ses romans policiers et Todd Haynes a parfaitement su jouer des codes du film policier, mis en abyme par la traque du détective privé. Comme dans une enquête policière, le spectateur devra donc entendre ce qui se dit en filigrane des dialogues explicites, il devra décrypter les signes, en trouver la clef en deçà des mots, il devra repérer les symboles et les indices dont le film est saturé.

Le chemin qui mène Carol à Thérèse, dans le flash-back narratif qui suit sa première apparition fugitive, est balisé de pancartes, pareilles aux cartons qu’introduisaient les réalisateurs de films muets dans leurs œuvres. Derrière Thérèse, la mention “Mommy’s Baby”, est comme la légende de leur rencontre. Le mot “Baby”, ne l’oublions pas, signifie tout à la fois « bébé » et « chérie », « petite amie » en anglais. Carol, venue acheter une poupée pour Rindy, trouve en Thérèse une « poupée » inattendue, symboliquement « exposée » en rayon….


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Une pancarte symbolique : Thérèse, “Mommy’s Baby”, la "chérie" de Maman, au milieu de ses poupées

En contrepoint de cette proclamation détournée d’un amour proscrit par les mœurs, les feux rouges et les signaux “don’t walk” se multiplient : déjà présents dans la maquette du train électrique, ils apparaissent également dans la première étape du road-movie et Thérèse ignorera leur injonction pour se rendre au New York Times. La vue de cette transgression apparemment insignifiante aura une importance déterminante sur Carol. En partance pour l’audience, alors que le reflet des fenêtres sur la vitre de son taxi dit la prégnance des contrôles sociaux, elle trouvera le courage de contrevenir à toutes les règles de la comédie judiciaire pour imposer sa vérité. Tandis que son avocat invoque les dépositions de deux psychiatres assermentés pour affirmer que « le comportement » décrit dans la procédure (encore une fois innommé) est le symptôme d’un déséquilibre affectif (“emotional break”) dont elle est maintenant guérie, elle revendique hautement son amour pour Thérèse : “What happened with Therese… I wanted. I won’t deny it […].” « ce qui est arrivé avec Thérèse, je l’ai voulu, je ne le renierai pas ! »


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les symboles de l'interdit : feux rouges du road movie et Thérèse traversant la rue malgré le signal "Don't walk" à New York

L’analyse freudienne, qui confère aux images incohérentes du rêve, aux balbutiements de la parole, aux actes manqués, aux gestes involontaires, aux silences, un sens secret, plus authentique que celui du discours conscient, redouble pourtant le modèle de l’enquête policière dans la grille d’interprétation de Todd Haynes. Le propos de Richard, “there’s always some reason for it. In the background”, n’est insupportable que parce qu’il réserve le déterminisme inconscient aux amours homosexuelles comme si les autres en étaient préservées.

En réalité, il y a bien quelque chose d’une relation mère-fille compensatoire dans cet amour d’une jeune femme et d’une femme mûre dont les mains se rejoignent sur la photo de Rindy…. La photo de Thérèse enfant, sous celle de Carol, apparaîtra bientôt en écho à cette scène, selon le principe qui structure toute la mise en scène de Todd Haynes : “everything comes full circle”, une phrase polysémique qu’on pourrait traduire par « tout revient en boucle » (nous verrons plus loin qu’elle a aussi un autre sens). Bientôt on découvrira Rindy devant la commode de sa chambre, coiffée avec une infinie tendresse par sa mère et c’est avec les mêmes gestes que Carol caressera les cheveux de Thérèse à Waterloo….


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“She looks like you, around the eyes”, et la photo de Thérèse enfant, qui semble jeter le même regard vers Carol

Fil d’Ariane de la relation qui s’installe entre les deux femmes, les gants, oubliés sur le comptoir en un « acte manqué » parfaitement réussi, ne sont pas moins symboliques. Ils font le lien avec le roman de Patricia Highsmith et avec le passé de Thérèse, dont le film ne dit rien : Thérèse, abandonnée par sa mère dans un pensionnat religieux, a reçu de la sœur Alicia une paire de gants de laine verte dont elle a pressenti la signification sexuelle du haut de ses huit ans et qu’elle n’a jamais voulu porter. On remarquera que Thérèse a toujours les mains nues quand Richard, au contraire, porte tantôt des gants de laine verte, tantôt des gants de laine rouge…. Les clichés qu’elle montre à Carol semblent tous focalisés sur les mains de ses modèles, celles d’une vieille femme aux mains noueuses, déformées par le travail, celles du barbier, celles d’un client qui reprend sa veste…. Et c’est bien la main nue de Thérèse qui rencontrera celle de Carol à plusieurs reprises avant la scène d’amour de Waterloo : d’abord sur la photo de Rindy, comme nous l’avons dit plus haut, puis, en un geste de compassion, sur son épaule, enfin, « par inadvertance » dans le petit restaurant où elle lui tend son cadeau de Noël, Easy living, le disque de Billie Holiday (là encore un « acte manqué » très réussi)….

Le dialogue, plein de sous-entendus, est, lui aussi, hautement symbolique : “I want to ask you things, but I don't know if you want that...”, «je voudrais vous demander... des choses, mais je ne sais pas si vous le voulez», ou « si c'est cela que vous voulez », dira Thérèse à Carol ; “ask me... things... please... ”, « demandez-moi... des choses, je vous en supplie », murmure Carol au téléphone. La réponse de Thérèse à la question de Richard sur leur voyage en Europe, “It's too cold, I can't think straight”, « il fait trop froid, je ne peux pas penser droit », est, elle aussi, d'emblée à double sens : le mot “straight” désigne en effet la sexualité hétéro-normée et le froid n'est sans doute pas seulement celui de la semaine de l'Avent qui précède Noël ! Il n'est pas besoin, sans doute, d'expliquer le “I was starved”, « je mourais de faim » de Carol et le “I barely even know what to order for lunch”, « c'est à peine si je sais quoi commander pour le déjeuner » de Thérèse...

Thérèse, avec ce mélange d’audace et de timidité qui la caractérisent, annonce d’emblée la couleur, si l’on peut dire :
Therese : “I’m sure you thought it was a man who sent back your gloves.” « Je suis sûre que vous pensiez que c’était un homme qui vous avait renvoyé vos gants. »
Carol : “I did. I thought it might be a man in the ski department.” « Oui, je pensais à un employé du département de sky…. »
Therese : “I’m sorry.” « Je suis désolée. »
Carol : “No, I’m delighted. I doubt very much if I’d have gone to lunch with him.” « Au contraire, je suis enchantée. Il aurait été très étonnant que je vienne déjeuner avec lui ! » Comprenne qui pourra !...

Thérèse n’ira pas non plus par quatre chemins en jouant au piano Easy living de Billy Holliday, dont elle lui offrira le disque à Noël ! Les paroles, que Thérèse ne chante pas, parlent, littéralement, d’elles-mêmes !

    “Living for you is easy living
    It's easy to live when you're in love
    And I'm so in love
    There is nothing in life but you”

    « Vivre pour toi, c’est la belle vie
    La vie est belle quand on aime
    Et je t’aime tant
    Qu’il n’y a que toi dans ma vie»

Apparemment, Carol comprend parfaitement cette déclaration sans paroles : occupée à emballer le cadeau de Rindy, elle se lève, comme mue par un ressort, et se dirige vers le piano...

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Carol posant sa main sur l'épaule de Thérèse jouant Easy living..... Carol et Thérèse au Ritz : “You two have a wonderful night”

Posant à nouveau la main sur son épaule en un geste infiniment émouvant, Carol quittera Thérèse, au Ritz, sur un mot à double-entente : “You two have a wonderful night”, lui dit-elle. Le double-sens de l’expression ne s’entend vraiment qu’en anglais tant il est vrai que le désir se glisse, en contrebande, dans les plis de la langue : faut-il entendre le message tel que le suggère le contexte explicite « Vous deux, passez une merveilleuse soirée », ou bien, faut-il y voir un rappel de la merveilleuse nuit d’amour que Carol et Thérèse ont eue à Waterloo “we two had a wonderful night” ? Si Jack n’entend rien au sens crypté du propos, gageons qu’il n’échappe pas à Thérèse….

La manie constante de Carol de fouiller au fond de son sac à main, tantôt pour chercher son poudrier, tantôt pour en extraire ses cigarettes et son briquet, révèle à elle seule toute la difficulté qu'il y a à mettre de l'ordre dans l'écheveau inextricable du désir et des interdits. Le maquillage dont elle se dépouille à Waterloo en est à lui seul un superbe symptôme... La « topique » freudienne, qui rend compte de cette complexité, est évoquée par le discours à double entente du speaker de Frankensberg's. Les clients trouveront, en traversant le comptoir de la mercerie (“haberdashery”), dit-il, le chemin menant au rayon de la literie…. Cet étage de la mercerie annonce évidemment, en d’autres termes, le commerce du bonimenteur Tommy Tucker, le marchand de “notions” qui traquera Carol et Thérèse jusque dans leur lit ! Mais il suffit de remplacer le mot “haberdashery” par son synonyme, “notions”, pour comprendre que cet étage de la mercerie symbolise aussi la conscience, « l’étage » des « notions » ou des concepts, qui ne représente qu’une toute petite partie de notre psychisme….

Ironie du scénario, le psychothérapeute, dont la famille de Harge attendait qu'il remette Carol sur le droit chemin, lui aura appris à vivre sa passion la tête haute : “I do like him. Very much. He’s been a great help” « je l'aime vraiment beaucoup, il m'a été d'un grand secours », dit Carol à Jennifer en rappelant que la psychanalyse, à la différence de la psychiatrie dont il est question dans la procédure de divorce, n'a rien à voir avec la médecine, autrement dit que l'homosexualité n'est pas une maladie : “He’s actually not a doctor but a psychotherapist.” Et l'on ne peut s'empêcher, en retrouvant le sosie de Freud à la fin du film, de penser que ce personnage silencieux pourrait bien avoir accompagné Carol sur le chemin de la liberté.

Bien cordialement,
Patricia Carles
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