L'univers symbolique de "Carol"

Une étude détaillée du film de Todd Haynes

L'univers symbolique de "Carol"

Messagepar locipompeiani » 14 Juin 2016, 10:11

Comme Brève Rencontre, Carol s’ouvre avec le roulement d’un train dans la nuit et le bruit strident de ses freins. Apparaît ensuite, en un long travelling, le motif vertical d’une grille métallique sur lequel se détachent, pâlissent puis disparaissent les lettres du générique. Digging Deeper le montre de manière pertinente, on ne saurait poser plus clairement la question de la « grille d’interprétation » (“interpretation grid” en anglais) à travers laquelle comprendre l’œuvre de Todd Haynes ! Cinéaste, Todd Haynes est aussi sémioticien, déchiffreur de signes, et c’est avant tout à travers les signes non-verbaux, à travers les images, qu’il a construit l’univers symbolique de Carol.

L’image de cette grille est à l’évidence porteuse de sens : Carol est l’histoire d’une transgression, d’un amour qui défie toutes les barrières sociales et psychologiques. Mais bientôt, le plan bascule à l’horizontale sur la bouche d’aération du métro et l’on découvre le souterrain d’où émerge, avec les fumées du train, la foule des banlieusards sortant de la station de LEXINGTON et de la 59ème Avenue. Tandis que la musique semble inlassablement revenir sur elle-même, hantée par un motif circulaire, la caméra s’attarde sur une ombre, puis sur l’image fragmentaire de chaussures et de jambes qui se pressent vers la rue. Emblème des pulsions enfouies qui font irruption à la surface malgré la puissance des interdits, cette topographie métaphorique est relayée par la présence, au restaurant, d’un sosie très convaincant de Freud.

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La grille des interdits et un sosie de Freud, le père de la psychanalyse

On remarquera d’ailleurs qu’une balustrade sépare la salle du restaurant du bar, comme si Todd Haynes multipliait les clins d’œil à la fameuse « topique » dans laquelle Freud compare l’appareil psychique à un appartement de trois pièces en enfilade dont la pièce d’apparat, la conscience, est protégée des solliciteurs qui se pressent dans l’antichambre (les désirs interdits) par un gardien intransigeant (la censure). Qu’un maître d’hôtel tente d’empêcher Thérèse de pénétrer dans la salle de restaurant pour rejoindre la femme qu’elle aime envers et contre tout, à la fin du film, est sans doute un avatar de cette architecture symbolique qui structure tout l’espace de Carol.

Il vaut la peine ici, de relire le scénario :

Le maître d’hôtel : Vous avez une réservation ?
Thérèse : Je cherche quelqu’un…
Le maître d’hôtel : Je suis désolé, Madame, je ne peux vous installer sans…

Il est toujours question de franchir des seuils dans Carol et de montrer patte-blanche pour ce faire : “your landlady let me in”, « votre logeuse m’a laissé entrer », dit Carol en arrivant chez Thérèse. Ici, comme l’écrit Phyllis Nagy, « Therese passe outre et balaye la foule du regard. Personne. Mais tout à coup, presque imperceptible d’abord, elle aperçoit du coin de l’œil, tout au fond de la pièce, la tête d’une femme blonde renversée dans un éclat de rire. La femme semble enveloppée ou protégée par un nuage de fumée lumineuse. C’est Carol, Carol comme Thérèse l’a toujours vue et comme elle la verra toujours : au ralenti, comme dans un rêve, ou comme dans un souvenir unique et décisif, à la fois tangible et impalpable. »

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L'apparition de Carol, "comme dans un rêve" et la scène du tunnel, une plongée dans "les eaux dérobées" du souvenir

Cette belle description de Phyllis Nagy donne la clef de l’esthétique du film, et, en particulier, du flash-back onirique de la première « apparition » de Carol, auréolée de lumière, aimantant le regard de Thérèse chez Frankensberg. C’est le coup de foudre, “love at first glance”, comme disent les Anglais, « l’amour au premier regard »…. La merveilleuse scène du tunnel, où l’on retrouve la métaphore inaugurale du souterrain, invite le spectateur à interpréter le film à travers les signes non-verbaux plus que par les dialogues. Plongée dans la mémoire de Thérèse comme dans les eaux profondes du désir (le roman de Patricia Hightsmith s’appelle aussi Les Eaux dérobées), la scène est presque muette : le dialogue, inaudible pour le spectateur, se dilue dans le halo sonore de la musique de Carter Burwell, une musique qui semble émaner de toutes les directions à la fois et envahir tout l’espace. Tandis que Thérèse et Carol échangent des propos anodins, une chanson entendue à la radio, “you belong to me”, dit ce qui ne peut s’avouer et la magie de leur amour naissant se révèle en deçà des mots, dans le sourire lumineux de Carol, dans les yeux émerveillés de Thérèse, dans les caresses de son regard sur la fourrure et sur les mains gantées de son amie.

C’est donc à travers les non-dits et les métaphores visuelles qui scandent le long cheminement de Carol vers l’aveu final, “I love you”, que le spectateur devra saisir les émotions qui submergent les personnages. Comme le dit Norma Desmond dans Sunset Boulevard, dont on voit un extrait dans le film, « nous n’avions pas besoin de la parole, nous avions nos visages »….

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Patricia Carles
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Les faux-semblants du langage

Messagepar locipompeiani » 14 Juin 2016, 10:43

Le primat de l’image sur le dialogue, dans Carol, n’a rien d’arbitraire. Il est, en lui-même, symbolique ; car Thérèse et Carol sont confrontées à une situation tout à fait particulière : ce n’est pas seulement leur passion qui est interdite, c’est la verbalisation même de cette passion. A la différence des amours ordinaires, qui s’expriment par la parole autant que par les actes, leurs sentiments et leurs désirs n’ont pas droit de cité dans la parole sociale.

Au moment même où l’homosexualité devient une « maladie mentale » dans le discours scientifique, au moment où les instances judicaires pénalisent les amours du même sexe, une chape de silence oblitère leur existence. Significativement, Fred, l’avocat de Carol, tout en affirmant qu’il n’ira pas « par quatre chemins avec elle », s’arrange pour ne jamais dire explicitement ce que Harge lui reproche :

Fred Haymes : “They’re petitioning the judge to consider a morality clause. « Ils demandent au juge d’examiner une clause de moralité.
Carol : A morality - what the hell does that mean? De moralité. Grands Dieux ! Qu’est-ce que cela signifie ?
Fred Haymes : Okay. I won’t mince words with you. (after a moment) Abby Gerhard ?... And they are suggesting similar association with…” « Bien, je ne vais pas mâcher mes mots avec vous. (après un moment de silence) Abby Gerhard ? Et ils suggèrent une association du même genre avec… »

Au mieux, c’est aux périphrases méprisantes, pathologisantes, qu’on a recours pour désigner les homosexuels. Si Richard admet qu’il a déjà entendu parler de « gens de ce genre » (“people like that”), il refuse de toutes ses forces l’idée qu’un garçon pourrait tomber amoureux d’un autre garçon « de but en blanc » (“out of the blue”), à moins d’y être déterminé par un traumatisme passé (“there’s always some reason for it. In the background”) ou par une psychologie infantile : « Tu t’es stupidement amourachée de cette femme » comme « une écolière », reproche-t-il à Thérèse, lui déniant ainsi toute liberté et déniant du même coup toute réalité à son amour (“you’re in a trance”, « tu es hypnotisée »). Quant à Harge, il n’hésite pas à insulter et à maudire Carol : “I put nothing past women like you […] Goddamn you”, « je ne connais rien de pire que les femmes comme toi […] Dieu te maudisse » mais il reste significativement dans le sous-entendu ! « Tu as épousé une femme comme moi », lui répond crânement Carol…


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Richard : “you’re in a trance”, Thérèse : “I am wide awake”.......... Harge : “I put nothing past women like you […] Goddamn you”

Todd Haynes insiste à de nombreuses reprises sur les faux-semblants du langage. Dannie, « le fêlé de cinéma », souligne l’illusion de la transparence du discours : “I’ve seen it six times, dit-il à propos de Sunset Boulevard. I’m charting the correlation between what the characters say and how they really feel.” « Je l’ai vu six fois, je suis en train de dresser un tableau de correspondance entre ce que disent les personnages et ce qu’ils ressentent réellement. » Quant à Phil, au café, il s’emporte contre le mot « travail » : “You call that a job?, dit-il à Thérèse, I call it an illusion”. Mais c’est surtout le détective privé, Tommy Tucker, prétendant avec un cynisme de bonimenteur qu’il vend des « notions » - jeu de mots intraduisible en français -, qui met cette idée en abyme. « Notions », en anglais, c’est aussi bien de la « mercerie » que des « concepts » ! “Don’t really know what notions are, exactly, explique-t-il à Carol. But they do instruct us to use the word. Says it appeals to women”. “Je ne sais pas vraiment ce qu’on appelle “notions”, en tout cas, ils nous demandent d’employer le mot. Il paraît que ça parle aux femmes. »


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Tommy Tucker : “I sell notions... they do instruct us to use the word”... Fred Haymes : “I won't mince words with you...”

Et les femmes, sont bien, en effet, victimes du langage. Si Carol corrige avec une certaine brusquerie Harge lorsqu’il lui demande d’assister à la soirée dansante que donne son patron, Cy Harrisson, c’est qu’il nie son amie Jeanette en la réduisant à son statut matrimonial de « femme de… » (le scénario précise qu’Harge agit toujours ainsi) : “Cy’s wife asked if you were coming”, « la femme de Cy a demandé si tu viendrais », lui dit-il… - “Jeanette”, rectifie Carol excédée.

Maîtres des mots, les hommes sont du même coup maîtres du monde, comme en témoignent les termes de l’injonction déposée par l’avocat de Harge auprès de la Cour : la « clause de moralité », invoquée « en droit » contre Carol, est profondément immorale dans les faits ! “I’m her mother for God’s sake. Morality clause. […] There’s nothing moral about taking Rindy away from me”, s’insurge-t-elle, « Je suis sa mère, nom de Dieu. Clause de moralité ! Il n’y a rien de moral à m’enlever Rindy. » Harge peut bien être alcoolique, violent, l’institution ne verra aucun inconvénient à lui confier Rindy pour la soustraire au déplorable exemple de sa mère ! En dehors même des sophismes juridiques, faits pour masquer la réalité qu’ils prétendent décrire, les mots sont complices de la comédie sociale, y compris dans les circonstances les plus tragiques : “Nice meeting you, Jack”, « ravie de vous avoir rencontré », dit Carol, avec son exquise politesse alors qu’elle est dévastée par le chagrin.

Bien cordialement,
Patricia Carles
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"Carol" au risque de la psychanalyse

Messagepar locipompeiani » 14 Juin 2016, 11:13

Patricia Highsmith, hantée par le « crime » de son homosexualité, a écrit The Price of salt, rebaptisé Les Eaux dérobées puis Carol, comme elle a écrit ses romans policiers et Todd Haynes a parfaitement su jouer des codes du film policier, mis en abyme par la traque du détective privé. Comme dans une enquête policière, le spectateur devra donc entendre ce qui se dit en filigrane des dialogues explicites, il devra décrypter les signes, en trouver la clef en deçà des mots, il devra repérer les symboles et les indices dont le film est saturé.

Le chemin qui mène Carol à Thérèse, dans le flash-back narratif qui suit sa première apparition fugitive, est balisé de pancartes, pareilles aux cartons qu’introduisaient les réalisateurs de films muets dans leurs œuvres. Derrière Thérèse, la mention “Mommy’s Baby”, est comme la légende de leur rencontre. Le mot “Baby”, ne l’oublions pas, signifie tout à la fois « bébé » et « chérie », « petite amie » en anglais. Carol, venue acheter une poupée pour Rindy, trouve en Thérèse une « poupée » inattendue, symboliquement « exposée » en rayon….


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Une pancarte symbolique : Thérèse, “Mommy’s Baby”, la "chérie" de Maman, au milieu de ses poupées

En contrepoint de cette proclamation détournée d’un amour proscrit par les mœurs, les feux rouges et les signaux “don’t walk” se multiplient : déjà présents dans la maquette du train électrique, ils apparaissent également dans la première étape du road-movie et Thérèse ignorera leur injonction pour se rendre au New York Times. La vue de cette transgression apparemment insignifiante aura une importance déterminante sur Carol. En partance pour l’audience, alors que le reflet des fenêtres sur la vitre de son taxi dit la prégnance des contrôles sociaux, elle trouvera le courage de contrevenir à toutes les règles de la comédie judiciaire pour imposer sa vérité. Tandis que son avocat invoque les dépositions de deux psychiatres assermentés pour affirmer que « le comportement » décrit dans la procédure (encore une fois innommé) est le symptôme d’un déséquilibre affectif (“emotional break”) dont elle est maintenant guérie, elle revendique hautement son amour pour Thérèse : “What happened with Therese… I wanted. I won’t deny it […].” « ce qui est arrivé avec Thérèse, je l’ai voulu, je ne le renierai pas ! »


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les symboles de l'interdit : feux rouges du road movie et Thérèse traversant la rue malgré le signal "Don't walk" à New York

L’analyse freudienne, qui confère aux images incohérentes du rêve, aux balbutiements de la parole, aux actes manqués, aux gestes involontaires, aux silences, un sens secret, plus authentique que celui du discours conscient, redouble pourtant le modèle de l’enquête policière dans la grille d’interprétation de Todd Haynes. Le propos de Richard, “there’s always some reason for it. In the background”, n’est insupportable que parce qu’il réserve le déterminisme inconscient aux amours homosexuelles comme si les autres en étaient préservées.

En réalité, il y a bien quelque chose d’une relation mère-fille compensatoire dans cet amour d’une jeune femme et d’une femme mûre dont les mains se rejoignent sur la photo de Rindy…. La photo de Thérèse enfant, sous celle de Carol, apparaîtra bientôt en écho à cette scène, selon le principe qui structure toute la mise en scène de Todd Haynes : “everything comes full circle”, une phrase polysémique qu’on pourrait traduire par « tout revient en boucle » (nous verrons plus loin qu’elle a aussi un autre sens). Bientôt on découvrira Rindy devant la commode de sa chambre, coiffée avec une infinie tendresse par sa mère et c’est avec les mêmes gestes que Carol caressera les cheveux de Thérèse à Waterloo….


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“She looks like you, around the eyes”, et la photo de Thérèse enfant, qui semble jeter le même regard vers Carol

Fil d’Ariane de la relation qui s’installe entre les deux femmes, les gants, oubliés sur le comptoir en un « acte manqué » parfaitement réussi, ne sont pas moins symboliques. Ils font le lien avec le roman de Patricia Highsmith et avec le passé de Thérèse, dont le film ne dit rien : Thérèse, abandonnée par sa mère dans un pensionnat religieux, a reçu de la sœur Alicia une paire de gants de laine verte dont elle a pressenti la signification sexuelle du haut de ses huit ans et qu’elle n’a jamais voulu porter. On remarquera que Thérèse a toujours les mains nues quand Richard, au contraire, porte tantôt des gants de laine verte, tantôt des gants de laine rouge…. Les clichés qu’elle montre à Carol semblent tous focalisés sur les mains de ses modèles, celles d’une vieille femme aux mains noueuses, déformées par le travail, celles du barbier, celles d’un client qui reprend sa veste…. Et c’est bien la main nue de Thérèse qui rencontrera celle de Carol à plusieurs reprises avant la scène d’amour de Waterloo : d’abord sur la photo de Rindy, comme nous l’avons dit plus haut, puis, en un geste de compassion, sur son épaule, enfin, « par inadvertance » dans le petit restaurant où elle lui tend son cadeau de Noël, Easy living, le disque de Billie Holiday (là encore un « acte manqué » très réussi)….

Le dialogue, plein de sous-entendus, est, lui aussi, hautement symbolique : “I want to ask you things, but I don't know if you want that...”, «je voudrais vous demander... des choses, mais je ne sais pas si vous le voulez», ou « si c'est cela que vous voulez », dira Thérèse à Carol ; “ask me... things... please... ”, « demandez-moi... des choses, je vous en supplie », murmure Carol au téléphone. La réponse de Thérèse à la question de Richard sur leur voyage en Europe, “It's too cold, I can't think straight”, « il fait trop froid, je ne peux pas penser droit », est, elle aussi, d'emblée à double sens : le mot “straight” désigne en effet la sexualité hétéro-normée et le froid n'est sans doute pas seulement celui de la semaine de l'Avent qui précède Noël ! Il n'est pas besoin, sans doute, d'expliquer le “I was starved”, « je mourais de faim » de Carol et le “I barely even know what to order for lunch”, « c'est à peine si je sais quoi commander pour le déjeuner » de Thérèse...

Thérèse, avec ce mélange d’audace et de timidité qui la caractérisent, annonce d’emblée la couleur, si l’on peut dire :
Therese : “I’m sure you thought it was a man who sent back your gloves.” « Je suis sûre que vous pensiez que c’était un homme qui vous avait renvoyé vos gants. »
Carol : “I did. I thought it might be a man in the ski department.” « Oui, je pensais à un employé du département de sky…. »
Therese : “I’m sorry.” « Je suis désolée. »
Carol : “No, I’m delighted. I doubt very much if I’d have gone to lunch with him.” « Au contraire, je suis enchantée. Il aurait été très étonnant que je vienne déjeuner avec lui ! » Comprenne qui pourra !...

Thérèse n’ira pas non plus par quatre chemins en jouant au piano Easy living de Billy Holliday, dont elle lui offrira le disque à Noël ! Les paroles, que Thérèse ne chante pas, parlent, littéralement, d’elles-mêmes !

    “Living for you is easy living
    It's easy to live when you're in love
    And I'm so in love
    There is nothing in life but you”

    « Vivre pour toi, c’est la belle vie
    La vie est belle quand on aime
    Et je t’aime tant
    Qu’il n’y a que toi dans ma vie»

Apparemment, Carol comprend parfaitement cette déclaration sans paroles : occupée à emballer le cadeau de Rindy, elle se lève, comme mue par un ressort, et se dirige vers le piano...

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Carol posant sa main sur l'épaule de Thérèse jouant Easy living..... Carol et Thérèse au Ritz : “You two have a wonderful night”

Posant à nouveau la main sur son épaule en un geste infiniment émouvant, Carol quittera Thérèse, au Ritz, sur un mot à double-entente : “You two have a wonderful night”, lui dit-elle. Le double-sens de l’expression ne s’entend vraiment qu’en anglais tant il est vrai que le désir se glisse, en contrebande, dans les plis de la langue : faut-il entendre le message tel que le suggère le contexte explicite « Vous deux, passez une merveilleuse soirée », ou bien, faut-il y voir un rappel de la merveilleuse nuit d’amour que Carol et Thérèse ont eue à Waterloo “we two had a wonderful night” ? Si Jack n’entend rien au sens crypté du propos, gageons qu’il n’échappe pas à Thérèse….

La manie constante de Carol de fouiller au fond de son sac à main, tantôt pour chercher son poudrier, tantôt pour en extraire ses cigarettes et son briquet, révèle à elle seule toute la difficulté qu'il y a à mettre de l'ordre dans l'écheveau inextricable du désir et des interdits. Le maquillage dont elle se dépouille à Waterloo en est à lui seul un superbe symptôme... La « topique » freudienne, qui rend compte de cette complexité, est évoquée par le discours à double entente du speaker de Frankensberg's. Les clients trouveront, en traversant le comptoir de la mercerie (“haberdashery”), dit-il, le chemin menant au rayon de la literie…. Cet étage de la mercerie annonce évidemment, en d’autres termes, le commerce du bonimenteur Tommy Tucker, le marchand de “notions” qui traquera Carol et Thérèse jusque dans leur lit ! Mais il suffit de remplacer le mot “haberdashery” par son synonyme, “notions”, pour comprendre que cet étage de la mercerie symbolise aussi la conscience, « l’étage » des « notions » ou des concepts, qui ne représente qu’une toute petite partie de notre psychisme….

Ironie du scénario, le psychothérapeute, dont la famille de Harge attendait qu'il remette Carol sur le droit chemin, lui aura appris à vivre sa passion la tête haute : “I do like him. Very much. He’s been a great help” « je l'aime vraiment beaucoup, il m'a été d'un grand secours », dit Carol à Jennifer en rappelant que la psychanalyse, à la différence de la psychiatrie dont il est question dans la procédure de divorce, n'a rien à voir avec la médecine, autrement dit que l'homosexualité n'est pas une maladie : “He’s actually not a doctor but a psychotherapist.” Et l'on ne peut s'empêcher, en retrouvant le sosie de Freud à la fin du film, de penser que ce personnage silencieux pourrait bien avoir accompagné Carol sur le chemin de la liberté.

Bien cordialement,
Patricia Carles
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"Carol", un conte de Noël

Messagepar locipompeiani » 14 Juin 2016, 14:53

Carol est aussi un superbe conte de Noël. Un Christmas carol, c’est un chant de Noël, comme Silver Bells, qu’on entend au commencement du road movie et ce n’est sans doute pas un hasard si le garçon du restaurant semble chanter “and two dry Martinis” en apportant la commande...

Certaines répliques, étranges au premier abord, prennent un nouveau sens dans cette perspective. Si Carol coupe la parole à Thérèse lorsqu’elle lui explique que son nom, d’origine tchèque (probablement Belivitch), a été « changé » (en l'occurrence raccourci), c’est sans doute qu’elle y a entendu une merveilleuse prophétie !

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Carol : “So what kind of name is Belivet? [...] It’s very original”.... “I've taken an appartment. And a job, believe it or not”

“Belivet” est en effet étonnamment proche de “believe it” si ce n’est, justement, que les voyelles de “Belivet” sont courtes (c’est si vrai qu’un journaliste commentant le film à sa sortie l’orthographiait “Belivit”) : “It’s very original”, dit Carol. Il faut entendre l’adjectif au sens fort de l’origine : Noël, c’est le temps de l’invitation à la croyance, l’instauration d’un nouveau culte, la naissance d’un dieu d’amour. Dans le nom de Thérèse, Carol entend « il faut y croire » ! Thérèse n’est-elle pas une « étoile » tombée du ciel, ou plutôt « envoyée par le ciel », “flung out of space” ? “you are a star”, « tu es une étoile », lui disait déjà Carol au téléphone et la petite Rindy aurait bien mis deux étoiles dans le sapin, une dorée et une argentée, contrairement à la leçon de l’épiphanie ! “My angel, flung out of space”, dira encore Carol au Motel de Waterloo avant d’abandonner Thérèse pour sa fille.


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Carol : “Where is the star?” Rindy : “The gold or the silver?”...... L'arbre de Noël et l'image de la Croix

Mais Noël a aussi une signification tragique et la croix de la Passion, qui apparaît dans le X de “Xmas” (“Christmas”) encadrant son image, se profile déjà dans l’arbre de Noël : Carol devra accepter d’être littéralement « crucifiée » dans sa maternité pour retourner vers Thérèse après l’avoir abandonnée. Le mépris ostensible de Jennifer à la soirée Harrison, celui dont l’écrasent Florence, refusant même de répondre à son bonsoir ou l’oncle et la tante de Rindy passant devant elle sans un regard en font un symbole mystique discret, à mi-chemin de La Pietà et de l’Ecce Homo.


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un symbole mystique à mi-chemin de La Pietà et de l’Ecce Homo : "Carol aux outrages", en butte au mépris de Florence et de Marge

On peut même lire son périple avec Thérèse comme le chemin de croix de l’amour ; aux 12 stations de la Passion christique répondent les 12 étapes du film qui scandent leur passion amoureuse : le Ritz Tower Hotel, le magasin Frankenberg, le restaurant de Madison Avenue, la maison du New Jersey, l’appartement de Thérèse, l’étape de Phylly sur la route de Pennsylvanie, le Motel McKinley, le Drake Hotel à Chicago, Waterloo, le Drake Hotel derechef et enfin le restaurant Oak Room au Plaza Hotel de New York.

Toujours selon le principe du “everything comes full circle”, c’est en écoutant “Why don’t you believe me ?” (« Pourquoi ne crois-tu pas en moi ? ») et “I was blessed with love to love you” (« j’ai été bénie de l’amour pour t’aimer ») que Thérèse acceptera de « croire », à nouveau, en Carol. Par trois fois, elle aura renié Carol : en jetant sa lettre à la corbeille, dans son bureau du New York Times, en refusant sa proposition de vie commune, en partant avec Jack alors que Carol vient de lui dire son amour... Le “you sure?” qu'elle lui adresse ne répond évidemment pas à la dernière réplique Carol “I really should run” « Il faut vraiment que j'y aille » mais à cet aveu bouleversant, “I love you...” Car cette fois, c’est bien à elle que s’adresse l’ « appel » : “believe it or not”, lui dit Carol en lui apprenant qu’elle travaille chez un marchand de meubles. “Some of my ancestors must have been carpenters”, « certains de mes ancêtres ont dû être charpentiers », ajoutait-elle dans le scénario en s’efforçant de plaisanter. Cette réplique, absente du film, confirme notre interprétation mystique : le “that’s divine” de Carol (au Motel McKinley), qui reprend le “you look divine” de Sunset boulevard, le “heaven” de Carol au Drake Hotel prennent eux aussi un sens symbolique dans ce contexte. Il va sans dire que l'image de Thérèse croquant avec gourmandise dans une jolie pomme rouge, sur le chemin de l'amour, a quelque chose du péché originel...

Bien cordialement,
Patricia Carles
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Carol et Thérèse Waterloo : la défaite du masculin

Messagepar locipompeiani » 14 Juin 2016, 15:50

Reste que le christianisme était une religion d’hommes. La vie commune de Thérèse et Carol, comme l’annonçait déjà le panonceau de Waterloo, signe au contraire leur défaite !


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Thérèse : “What town are we in?” Carol : “This ? Waterloo”........... “My angel, flung out of space”

Avec Carol, la répartition des rôles sexués, qui commence dans la petite enfance par l’opposition chromatique du rose et du bleu, est bouleversée. La prédestination de cet amour de femmes s’exprime d’emblée, métaphoriquement, dans le jeu des complémentaires, comme le remarque judicieusement Digging Deeper : le vert amande et le rose, ou leur variante, le vert franc et le rouge. Quand Carol, d’abord dans le rôle de la séductrice, arbore sa toque et son foulard rose, comme au restaurant de Madison Avenue, ou, quand elle porte son manteau et son chemisier de soie rouges, comme lors de sa visite chez Thérèse, Thérèse porte un chemisier vert mais le rapport s’inverse dans le petit restaurant de Pennsylvanie où Thérèse, dans son pull over rouge vif, semble incarner la passion agissante et joyeuse tandis que Carol, privée de sa fille par l’injonction, lui répond en mode mineur avec la note assourdie de son gilet vert. Il n’est pas jusqu’aux couvertures des lits jumeaux qui n’obéissent à cette dualité du rouge et du vert qui dominait déjà chez Frankenberg.

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deux couleurs complémentaires pour un amour de femmes - le rouge, en mode majeur, et le vert, en mode mineur

L’enthousiasme de Thérèse pour les trains électriques rompt lui aussi avec les stéréotypes du genre. Son destin ne sera pas celui des poupées qui pleurent et qui se mouillent - selon le cliché bien connu des « pisseuses » (“oh ! she cries and she wets herself”) - avant de devenir de belles jeunes mariées en robe blanche. Lorsque Tommy Tucker joue les marchands ambulants pour lui vendre un nécessaire de couture, Carol le fusille du regard. Elle boit et elle fume comme un homme et conduit sa voiture comme un homme, elle jure même, à l'occasion, comme un homme, en dépit de tous les poncifs qu’on débite à la radio et à la télévision ! Thérèse réussira à s’imposer dans un monde d’hommes, seule femme à assister au comité de rédaction du journal, même si c’est à un poste subalterne. Quant à Carol, elle adopte un rôle typiquement masculin, comme le montrent les marionnettes du magasin de jouets, et elle n’hésite pas à menacer Tommy Tucker de son pistolet dans une citation-hommage au film policier. Elle tiendra aussi tête à tous les hommes qui tentent de lui couper la parole dans le cabinet de son avocat et exige même que ses propos soient consignés par la greffière : “I won’t deny the truth of what’s contained in those […]”,« je ne nierai pas la réalité de ce que contiennent ces...» Bien que la fin de la phrase, “tapes” (« bandes magnétiques »), soit inaudible, recouverte qu'elle est par la voix de Fred Haymes, Carol aura le dernier mot : “Let me have my say”.« laissez-moi parler », dit-elle avant le monologue bouleversant où elle renonce à la garde de sa fille pour vivre de manière authentique : “what use am I to her... living against my own grain”, « de quelle utilité lui serais-je si j'allais à l'encontre de ma propre nature ?»


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En rupture avec les stéréotypes du genre, symbolisés par les marionnettes, les paroles et les actes : “You son of a bitch !”

On remarquera néanmoins que le contenu de ces bandes magnétiques reste inaccessible au spectateur, dont Todd Haynes refuse qu’il occupe la place du voyeur. Au-delà de cet hommage implicite au cinéma muet, la pudeur extrême du film nous semble exemplaire. Assister, en tiers, à une scène d’amour lesbien et, bien sûr, y intervenir ensuite victorieusement par la révélation de sa supériorité érotique, est l’un des fantasmes les plus communs de l’imaginaire masculin. Mais comme le dit Cate Blanchett, il faut toujours se demander quelle est la nécessité d'une scène érotique. En décevant l’attente du spectateur, à une époque où l’exposition de soi est devenue la règle, Todd Haynes nous dit que rien n’est plus précieux que le secret de nos étreintes et que la « sublimation » fait tout le prix de nos amours : “I feel strange, I think... taking pictures of people. It feels like - an intrusion or a-…” « ça me fait bizarre, je pense… de prendre les gens en photo… j’ai l’impression d’une intrusion… » disait Thérèse dans une belle mise-en-abyme du travail de Todd Haynes, “Invasion of privacy?” « d’un viol de leur intimité ? », précisait Dannie.

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contre la tentation du voyeurisme, incarnée par le détective, une ellipse volontaire : l'image pudique de Carol après l'amour...

La photo de Carol endormie, nue dans les draps, que Thérèse développe de retour à New York, ne peut avoir été prise que le 1er janvier, au lendemain de leur première nuit d'amour et avant leur départ mais le spectateur n'a pas sa place dans cette scène. Il y a là une ellipse volontaire très significative : Todd Haynes a admirablement réussi à se garder de l'écueil du voyeurisme tout en donnant aux amours féminines un droit exemplaire à l’image.

Bien cordialement,
Patricia Carles
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La symbolique du train dans The Price of Salt

Messagepar locipompeiani » 21 Juin 2016, 15:43

Nous terminerons cette analyse par la symbolique du train, dont Patricia Highsmith fait explicitement l’image métaphorique de la folie dans The Price of salt…

“Nearly every morning when she came to work on the seventh floor, Therese would stop for a moment to watch a certain toy train. The train was on a table by itself near the elevators. It was not a big fine train like the one that ran on the floor at the back of the toy department, but there was a fury in its tiny pumping pistons that the bigger trains did not possess. Its wrath and frustration on the closed oval track held Therese spellbound. Awrr rr rr rrgh! it said as it hurled itself blindly into the papier-mâché tunnel. And Urr rr rr rrgh! as it emerged. The little train was always running when she stepped out of the elevator in the morning, and when she finished work in the evening. She felt it cursed the hand that threw its switch each day. In the jerk of its nose around the curves, in its wild dashes down the straight lengths of track, she could see a frenzied and futile pursuit of a tyrannical master. It drew three Pullman cars in which minuscule human figures showed flinty profiles at the windows, behind these an open boxcar of real miniature lumber, a boxcar of coal that was not real, and a caboose that snapped round the curves and clung to the fleeing train like a child to its mother’s skirts. It was like something gone mad in imprisonment, something already dead that would never wear out, like the dainty, springy footed foxes in the Central Park Zoo, whose complex footwork repeated and repeated as they circled their cages.”

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“It was like something gone mad in imprisonment, like foxes in the Central Park Zoo, whose complex footwork repeated and repeated as they circled their cages”

« Avant de se rendre à son poste, Thérèse s’arrêtait toujours, au sixième étage, devant un petit train électrique seul sur son stand à côté des ascenseurs. C’était un train modeste – pas ce modèle de luxe, plus gros et plus clinquant, que l’on faisait rouler sur le plancher au fond du rayon des jouets – mais il y avait une rage dans le mouvement trépidant de ses minuscules pistons que ne possédaient pas les trains de plus grande taille. Son trépignement furieux, dans sa course folle en circuit ovale, fascinait Thérèse. Comme une bête aveugle, il s’engouffrait en grondant sous le tunnel de papier mâché et en émergeait, féroce. Le petit train était toujours en fonctionnement lorsqu’elle sortait de l’ascenseur le matin et qu’elle quittait son travail le soir. Thérèse avait l’impression qu’il maudissait la main qui chaque jour le mettait en marche. Aux saccades de son museau dans les tournants, à ses élans effrénés dans les lignes droites, elle le voyait emporté dans la poursuite vaine et frénétique d’un maître tyrannique. La locomotive tirait trois wagons Pullman aux fenêtres desquels apparaissaient les profils impassibles d’êtres lilliputiens, un wagon découvert qui transportait de vrais troncs d’arbre en miniature, un autre chargé de faux charbon, et en queue une remorque qui sautait dans les tournants et s’accrochait au train, comme un enfant impatient aux jupes de sa mère. Le petit train lui évoquait un mort-vivant qui persistait à palpiter, un prisonnier condamné à une ronde infernale, semblable à ces renards du zoo de Central Park dont le trot menu et agile répétait à l’infini les mêmes figures complexes pendant qu’ils tournaient en rond dans leur cage.».
Bien cordialement,
Patricia Carles
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"everything comes full circle"

Messagepar locipompeiani » 22 Juin 2016, 11:09

Avant même que ne débute le flash back proprement dit, l’image fulgurante du petit train lancé à pleine vitesse envahit la mémoire de Thérèse assise à l’arrière du taxi. Indifférente aux conversations de ses amis, elle revoit en un éclair les passagers réduits à une traînée de couleurs mouvantes, le contrôleur en uniforme rouge et le chef de gare jaillissant de sa boîte tel un diable à ressorts. On la retrouvera bientôt penchée sur le petit train « dans le silence surréaliste qui précède l’ouverture du magasin », avant que la clientèle n’envahisse le rayon des jouets ; Carol, à son tour, contemple les bielles minuscules, les barrières mobiles des passages à niveau, le sémaphore en forme de croix, les feux rouges et les petites voitures garées le long des trottoirs dans un paysage de neige. Mais voilà que tout s’arrête : Carol a fait basculer l’interrupteur par inadvertance…

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le petit train, une image matricielle du récit

Cette séquence, apparemment anecdotique, est l’image matricielle du film ; elle contient, dans un raccourci saisissant, toute l’intrigue et d’abord la visite de Thérèse dans le New Jersey : la voiture de Carol s’engouffre sous le tunnel de Lincoln, elle semble emporter Thérèse vers le bonheur mais bientôt Harge fait irruption dans leur intimité et s’encadre dans la porte comme la figurine du chef-de-gare surgissant au-dessus des voies.

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la figurine du chef-de-gare surgissant au-dessus des voies ............Harge faisant brutalement irruption dans la maison du New Jersey


La brusque apparition du détective au Motel McKinley et, bien sûr, celle de Jack au Ritz sont des avatars récurrents de cet emblème miniature de l’oppression. Thérèse, ramenée à la gare après la violente dispute de Carol avec son mari, semble alors prendre place au milieu des petits personnages qu’elle regardait chez Frankensberg, mais c’est son reflet, cette fois, qui s’imprime sur la vitre….

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la loi du retour : Thérèse reprenant le train des conventions…


Ce retour pitoyable illustre déjà la loi énoncée dans la lettre de Carol : “Everything comes full circle”, littéralement « toute chose fait un tour complet » autrement dit, « les (meilleures) choses ont une fin » et non, comme on peut le lire dans les sous-titres, « ainsi va la vie » ! Le petit train qui tourne sur lui-même symbolise donc, d’abord, le cercle fermé, celui que désigne l’expression courante « la boucle est bouclée ». La structure du film, qui s’achève sur la séquence inaugurale, reprise en contrechamp dans une parfaite circularité, relève de cette première acception. Mais si « tout a une fin », cette fin est un nouveau départ !… Le dialogue, interrompu par l’arrivée inopinée de Jack, s’achève, dans la salle du restaurant, avec le sourire de Carol en un merveilleux recommencement.

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“Everything comes full circle”, « tout a une fin », mais tout recommence !…

Le circuit fermé symbolise donc aussi, paradoxalement, l’éternel retour, le cercle qui revient sur lui-même, et la deuxième acception de l’expression “everything comes full circle”, « tout revient en boucle ». Notons d’ailleurs que le petit train apparaît comme une mise-en-abyme du train de banlieue de la toute première séquence. Le motif sonore de l’arrivée d’un train, présent au début du film, accompagne aussi la fin du flash back : tandis que Thérèse hèle un taxi pour courir au Oak Room, le roulement des wagons et le bruit strident des freins déchirent la nuit… A la différence de Brève rencontre, le film de Todd Haynes est une promesse d’avenir. A deux reprises au moins, cette promesse d’avenir est symboliquement mise-en-abyme : de retour chez elle après la soirée chez les Harrison, Carol remet le petit train en marche et elle invite Thérèse à relancer Easy living sur le tourne-disque du Motel McKinley : again”, « encore », lui dit-elle….

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« Tout revient en boucle » - Thérèse au piano jouant : Easy living...... Carol au Motel McKinley: “again”


Que Todd Haynes l’ait voulu consciemment ou non, il y a là un formidable symbole : à l’origine, la « carole » était une « danse tournée », une ronde médiévale dansée et chantée, de préférence par les femmes ; le chant qui l’accompagnait, le « rondet à carole », se caractérisait par le retour du refrain… Et c’est bien le refrain de la chanson de Billy Holliday qu’on entend dans la chambre du Motel :

    Living for you is easy living
    It's easy to live when you're in love
    And I'm so in love
    There's nothing in life but you

Déjà jouée au piano par Thérèse, la chanson revient en leitmotiv, comme tant de répliques et d’images du film ; le “invite me round” de Carol (« invitez-moi en retour ») ouvre la ronde des refrains au sein du dialogue : “open it” (« ouvrez-le »), dit Thérèse en donnant le disque à Carol ; “open it” lui disait Carol en lui offrant un appareil photo. Le “I’m just suddently starving” de Thérèse, après sa découverte du revolver, répond au “I’m starved” de Carol au Scotty (« je meurs soudain de faim »). Dans les deux cas, il s’agit de masquer une émotion envahissante. Par deux fois, Thérèse exprime son désir d’aider Carol et son désarroi de ne pouvoir le faire ; “I’m not frightened”, lui répond Carol, “I’m not afraid”, dira Thérèse à Dannie, l’une et l’autre affirmant ainsi, selon Todd Haynes, leur liberté sexuelle.

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un modèle structurel : la croix noire du sémaphore, la croix blanche de “Xmas trees”

D’une réplique à l’autre, le temps a passé et le sens des mots a souvent changé. L'image de la croix, dessinée en noir par les bras du sémaphore et en blanc dans Xmas trees, a en effet un rôle structurel. Carol et Thérèse étant la plupart du temps séparées, Todd Haynes a construit son film sur une alternance rigoureuse de scènes croisées : tandis que Carol achète un appareil photo pour Thérèse, par exemple, Thérèse lui achète un disque, tandis que Carol tient tête aux avocats du divorce, Thérèse assiste à la conférence de rédaction du New York Times, etc.. Le modèle de la croix structure non seulement la logique du champ et du contrechamp, qui sous-tend les deux versions de la scène du Ritz, mais encore les oppositions sous-jacentes aux répétitions : “it changes”, dit Abby. Par deux fois, on entendra le “would you ?” (« le voudriez-vous ? ») de Carol, suppliante (sur le toit et au Ritz), le premier plein d’espoir, le deuxième déjà désespéré ; le “that’s that”» résigné de la dernière scène (« voilà, c’est ça ») répond à la même réplique, joyeuse, du magasin de jouets. Ou bien c’est le locuteur qui change et la même réplique prend alors un nouveau sens. “Your perfume… it’s nice”, dit Thérèse à Carol, “you smell good”, lui dit Harge et Carol appelle en vain le baiser de Thérèse au creux de son cou : “That’s divine, smell that”…. Sa déclaration d’amour éperdue, “I love you”, renvoie, en contrepoint, à celle de Richard (“love you”, une simple formalité) et à celle de Harge (“I love her”, un titre de propriété)….

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Répétitions et motifs croisés - Carol à Harge : “you're drunk”.... Carol à Thérèse : “That’s divine, smell that”

Il en va des images comme des mots : elles se répètent de scène en scène, formant des séries de variations et d’oppositions sur un même thème. Le voyage du retour avec Abby reproduit, en un contrepoint dramatique, celui du départ avec Carol et les œufs sur le plat du Spare Time évoquent la féerie du Scotty…. Thérèse semble écarter de son portfolio la photo de Carol, d’abord religieusement affichée au mur, et relègue au rang de simples « exercices » ses portraits. Elle suit du regard une caricature vulgaire de Carol à l’angle d’une rue tandis que Carol l’aperçoit, transfigurée, traversant un carrefour…. A la danse mondaine, répond, en écho, celle des amis de Thérèse et la dispute entre Harge et Carol prend des airs de chorégraphie muette au son d’une musique de jazz. Le motif de la main sur l’épaule, emprunté à Brève Rencontre, encadre non seulement le film mais il se dédouble entre le geste de Carol et celui de Jack.

On n’en finirait pas d’inventorier ces jeux de doubles…. Images et répliques renvoient parfois même les unes aux autres. Harge, au pied de son évier, évoque les photos de Thérèse, “under the sink, mostly”, « la plupart sous l’évier » et sa chute au pied de l’escalier signe la défaite de tous les hommes incarnant, comme lui, la norme morale : le détective, l’avocat de l’accusation et même ce brave Richard qui presse Thérèse de se marier… Son projet de voyage en Europe s’inscrit dans les dessins d’enfants au milieu desquels il apparaît au début du film : on y remarque deux bateaux, un petit voilier et un navire de croisière aux multiples étages. Un grand cercle dessiné à la craie, une spirale et une petite plaque d’égout circulaire semblent illustrer la loi de la mise-en-abyme qui règle toute l’esthétique du film. Un ballon multicolore rappelle la théorie des boules de billard de Dannie et une étoile stylisée annonce le leitmotiv de l’astre envoyé du ciel, “flung out of space”, et celui du ciel étoilé qui, par deux fois, bénit l’amour naissant de Thérèse et Carol :


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Richard au milieu des dessins d'enfants, une mise-en-abyme du film. Thérèse sous le ciel étoilé : “Till the stars burn out above you...”


Rien ne pouvait donc triompher de cet amour prédestiné, ni les grilles, figures de l’interdit, ni les stores striant de leurs horizontales les corps de Thérèse (au journal) ou de Carol (au Motel de Waterloo), ni les feux rouges qui scandent leur voyage vers l’Ouest… Au bout du compte, la ligne droite échappe au cycle infernal du malheur et de la folie. Thérèse marche droit devant elle pour rejoindre Carol au Oak Room et rien ne la fera plus revenir en arrière. Elle réalise ainsi la prophétie de Carol : “you will understand this one day. And when it happens, I want you to imagine me there to greet you, our lives stretched out ahead of us, a perpetual sunrise.” « Tu comprendras un jour. Et quand cela arrivera, je veux que tu imagines que je serai là pour t’accueillir, nos vies déployées devant nous, tel un éternel soleil levant. »

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Thérèse marchant droit devant elle pour rejoindre Carol au Oak Room : “our lives stretched out ahead of us, a perpetual sunrise.”

Bien cordialement,
Patricia Carles
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"A perpetual sunrise", l'amour au présent définitif

Messagepar locipompeiani » 10 Août 2016, 16:56

On se rend compte à traduire la lettre de Carol combien l’anglais, facile en apparence, mais très elliptique, est difficile à rendre dans notre langue.

    “Dearest
    There are no accidents and he would have found us one way or another. Everything comes full circle. Be grateful it was sooner rather than later. You’ll think it harsh of me to say so, but no explanation I offer will satisfy you.
    Please don’t be angry when I tell you that you seek resolutions and explanations because you’re young.
    But you will understand this one day. And when it happens, I want you to imagine me there to greet you, our lives stretched out ahead of us, a perpetual sunrise.
    But until then, there must be no contact between us. I have much to do, and you, my darling, even more.
    Please believe that I would do anything to see you happy and so I do the only thing I can - I release you.
    Carol”

La gageure commence avec le premier mot, “dearest”, un superlatif sans équivalent en français : « toi que je chéris le plus au monde ».
Aussi redoutable, le “everything comes full circle”, littéralement « toute chose vient à bout du cercle », « tout finit un jour », « rien n’est éternel »…
Mais le plus difficile est sans doute de rendre tout le sens de “I want you to imagine me there to greet you, our lives stretched out ahead of us, a perpetual sunrise”: “to greet”, c’est « accueillir », « saluer», « dire bonjour à quelqu’un ». Ce que Carol attend de Thérèse, c’est qu’elle retrouve intact l’émerveillement de leur premier matin quand se sera refermée la blessure ; c’est que le souvenir de ce bonheur éphémère garde la fraîcheur d’un éternel présent, comme une promesse d’avenir au soleil levant, quand elle aura compris le sens de son départ…


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I want you to imagine me there to greet you, our lives stretched out ahead of us, a perpetual sunrise.

En femme d’expérience, Carol est convaincue qu’il vaut mieux que leur histoire s’arrête avant que Thérèse ne s’attache trop à elle. Elle est convaincue qu'elle pourra ainsi retrouver plus vite sa joie de vivre : “Be grateful it was sooner rather than later”, mot-à-mot « sois reconnaissante [à Dieu, à la providence] que cela ait été plus tôt plutôt que plus tard » mais l’enseigne du restoroute dans lequel Abby lui a donné la lettre, SPARE TIME, « Gagnez du temps », proclame en vain ce que Thérèse ne peut pas encore entendre. Carol sait bien qu’elle est trop jeune pour accepter la seule consolation qu’elle puisse lui offrir mais elle sait aussi que Thérèse comprendra un jour qu’en lui rendant sa liberté, elle lui a fait le sacrifice de son propre bonheur. Elle sait qu’elle lui sera reconnaissante, alors, de l’avoir aimée au-delà d’elle-même et de ne pas lui avoir demandé d'attendre…. “I wish, dira-t-elle à Abby... I should have said Therese, wait”, "si seulement... j'aurais dû dire à Thérèse d'attendre"

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Une enseigne symbolique, SPARE TIME : I do the only thing I can - I release you..

Voilà donc un essai de traduction, qui respecte sinon la lettre du texte anglais, du moins son sens profond :

    "Ma bienaimée,
    C’était inévitable, il nous aurait trouvées d’une manière ou d’une autre. Rien ne peut durer éternellement. Dieu merci, notre histoire commençait tout juste, cela aurait été encore plus douloureux plus tard. Tu penseras que ces mots, venant de ma part, sont cruels et rien de ce que je pourrais te dire ne saurait te convaincre.
    Je t’en prie, ne m’en veux pas si je te dis que tu cherches des solutions et des explications parce que tu es jeune mais tu comprendras un jour et quand tu comprendras, je voudrais que tu m’imagines près de toi à ton réveil, avec toute la vie devant nous, comme un lever de soleil sans fin.
    Mais en attendant, il ne doit y avoir aucun contact entre nous. J’ai beaucoup à faire, et toi, ma chérie, plus encore. Crois bien que je ferais n’importe quoi pour te voir heureuse, c’est pourquoi je fais la seule chose qui soit en mon pouvoir, je te rends ta liberté.
    Carol"

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Patricia Carles
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Ailleurs sur le net : mise en scène dans CAROL

Messagepar locipompeiani » 15 Mars 2018, 09:56

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