On l’a dit et répété, Carol et Thérèse n’appartiennent pas au même monde ; tout, a priori, les sépare, l’âge comme le milieu social, et c’est le miracle de l’amour que de les unir, envers et contre tout.
la rencontre d'une grande bourgeoise et d'une demoiselle de magasin ?
L’un des indices les plus puissants du fossé qui les sépare (curieusement, personne ne semble l’avoir remarqué), c’est la langue. Le choix de Rooney Mara, de ce point de vue, est un coup de génie. A la langue raffinée de Carol, toujours parfaitement articulée (on remarquera qu’elle a eu un « dialectal coach » dans le générique), s’oppose celle de Thérèse, avec son accent américain très prononcé. Même quand Carol s’emporte, elle jure dans un idiome distingué : « For God’s sake » (« pour l'amour de Dieu »), « Jesus Christ »… Il faut son désespoir à la lecture du télégramme d’Abby pour qu’elle se laisse aller à un « I want my fucking suitcase » (« je cherche ma foutue valise ») et à un « you sonofabitch » (« fils de chienne ») contre le détective qui vient d’enregistrer sa nuit d’amour.
Mais on se trompe quand on fait de Thérèse une demoiselle de magasin, « a shop girl » comme dit Harge avec un mépris insultant, pour elle, pour tous les pauvres diables condamnés à trimer chez Frankenberg et, plus encore, pour Carol, qu’il accuse d’être descendue de plus en plus bas dans la perversion après sa brève liaison avec Abby (elle, au moins, appartenait au « beau monde »).
Abby, une femme perverse aux yeux de Harge mais une femme du monde
Le scénario de Phyllis Nagy l’affirmait explicitement : « I’m just a temporary. For the holiday » (« je suis juste une intérimaire, c’est pour les vacances ») répondait-elle à une vendeuse confirmée qui la croyait définitivement embauchée. Si Todd Haynes a finalement opté pour l’implicite, il a donné suffisamment d’indices au spectateur pour qu’il le comprenne de lui-même. A l’évidence, Thérèse n’a aucune intention de faire carrière chez Frankenberg. Le regard qu’elle porte sur les vendeuses et les vendeurs avalant leur petit déjeuner, sa mauvaise grâce à porter le bonnet de Père-Noël qu’une direction cynique leur a fait distribuer, à la chaîne, avec ses vœux de Nouvel An (« Compliments of the season from the management »), le démontrent amplement, Thérèse n’appartient pas à ce monde-là.
Compliments of the season from the management
le regard de Thérèse, tête nue, sur les employés portant leur bonnet grotesque
Bien que ce ne soit pas le premier propos du film, la critique sous-jacente de l’American way of life est manifeste dans les premières scènes. Les normes managériales du fordisme, avec sa stricte division du travail entre ceux qui pensent et ceux qui exécutent, la société de consommation qui est l’autre face de la production de masse, ne disent rien qui vaille à Thérèse.
Le manuel du parfait employé : Are YOU Frankenberg Material ?
Sa découverte du manuel du parfait petit employé de Frankenberg, « Are YOU Frankenberg Material » (« Et vous, êtes-vous digne de Frankenberg ? »), montre non seulement qu’elle vient tout juste d’être embauchée mais encore qu’elle ne fera pas de vieux os au rayon des poupées dont elle n’a pas même le droit de s’éloigner : « Working here makes me nervous », « Travailler ici me rend nerveuse » avoue-t-elle à Carol ; « I am sort of confined to this desk », « je suis en quelque sorte confinée dans ce rayon ».
A voir son visage encadré dans la porte de son casier pendant que retentit la sonnerie marquant la fin du travail, on comprend qu’elle est terrifiée à l’idée que son avenir pourrait tenir là, comme dans la cellule d’une prison.
le visage de Thérèse prisonnier de son casier
La ressemblance de ce casier avec le guichet de surveillance d’une cellule de condamné à mort n’a rien d’une coïncidence : Todd Haynes est sémiologue, ne l’oublions pas !
le guichet de surveillance d'une cellule de condamné à mort
A sa manière, Thérèse est une rebelle ! Comment pourrait-elle supporter de n’être que le numéro « 645-A » ? comme on l'a nommée à la direction ?
La chef-de-rayon, exaspérée par sa nonchalance, l’a si bien senti qu’elle la houspille apparemment sans raison : « You’re needed upstairs, Miss Belivet. Make it snappy », « on a besoin de vous à l’étage, Miss Belivet, et que ça saute ! » ; quand Carol l’appelle au téléphone, c’est en levant les yeux au ciel qu’elle lui tend le combiné. L’indulgence résignée avec laquelle elle lui donne un papier et un crayon semble à elle seule un pronostic : décidément Frankenberg ne fera jamais rien d’une recrue pareille !