Une lecture sociologique de Carol

Une étude détaillée du film de Todd Haynes

Une lecture sociologique de Carol

Messagepar locipompeiani » 06 Avril 2016, 17:34

On l’a dit et répété, Carol et Thérèse n’appartiennent pas au même monde ; tout, a priori, les sépare, l’âge comme le milieu social, et c’est le miracle de l’amour que de les unir, envers et contre tout.

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la rencontre d'une grande bourgeoise et d'une demoiselle de magasin ?

L’un des indices les plus puissants du fossé qui les sépare (curieusement, personne ne semble l’avoir remarqué), c’est la langue. Le choix de Rooney Mara, de ce point de vue, est un coup de génie. A la langue raffinée de Carol, toujours parfaitement articulée (on remarquera qu’elle a eu un « dialectal coach » dans le générique), s’oppose celle de Thérèse, avec son accent américain très prononcé. Même quand Carol s’emporte, elle jure dans un idiome distingué : « For God’s sake » (« pour l'amour de Dieu »), « Jesus Christ »… Il faut son désespoir à la lecture du télégramme d’Abby pour qu’elle se laisse aller à un « I want my fucking suitcase » (« je cherche ma foutue valise ») et à un « you sonofabitch » (« fils de chienne ») contre le détective qui vient d’enregistrer sa nuit d’amour.

Mais on se trompe quand on fait de Thérèse une demoiselle de magasin, « a shop girl » comme dit Harge avec un mépris insultant, pour elle, pour tous les pauvres diables condamnés à trimer chez Frankenberg et, plus encore, pour Carol, qu’il accuse d’être descendue de plus en plus bas dans la perversion après sa brève liaison avec Abby (elle, au moins, appartenait au « beau monde »).

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Abby, une femme perverse aux yeux de Harge mais une femme du monde

Le scénario de Phyllis Nagy l’affirmait explicitement : « I’m just a temporary. For the holiday » (« je suis juste une intérimaire, c’est pour les vacances ») répondait-elle à une vendeuse confirmée qui la croyait définitivement embauchée. Si Todd Haynes a finalement opté pour l’implicite, il a donné suffisamment d’indices au spectateur pour qu’il le comprenne de lui-même. A l’évidence, Thérèse n’a aucune intention de faire carrière chez Frankenberg. Le regard qu’elle porte sur les vendeuses et les vendeurs avalant leur petit déjeuner, sa mauvaise grâce à porter le bonnet de Père-Noël qu’une direction cynique leur a fait distribuer, à la chaîne, avec ses vœux de Nouvel An (« Compliments of the season from the management »), le démontrent amplement, Thérèse n’appartient pas à ce monde-là.

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Compliments of the season from the management

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le regard de Thérèse, tête nue, sur les employés portant leur bonnet grotesque


Bien que ce ne soit pas le premier propos du film, la critique sous-jacente de l’American way of life est manifeste dans les premières scènes. Les normes managériales du fordisme, avec sa stricte division du travail entre ceux qui pensent et ceux qui exécutent, la société de consommation qui est l’autre face de la production de masse, ne disent rien qui vaille à Thérèse.

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Le manuel du parfait employé : Are YOU Frankenberg Material ?

Sa découverte du manuel du parfait petit employé de Frankenberg, « Are YOU Frankenberg Material » (« Et vous, êtes-vous digne de Frankenberg ? »), montre non seulement qu’elle vient tout juste d’être embauchée mais encore qu’elle ne fera pas de vieux os au rayon des poupées dont elle n’a pas même le droit de s’éloigner : « Working here makes me nervous », « Travailler ici me rend nerveuse » avoue-t-elle à Carol ; « I am sort of confined to this desk », « je suis en quelque sorte confinée dans ce rayon ».

A voir son visage encadré dans la porte de son casier pendant que retentit la sonnerie marquant la fin du travail, on comprend qu’elle est terrifiée à l’idée que son avenir pourrait tenir là, comme dans la cellule d’une prison.

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le visage de Thérèse prisonnier de son casier

La ressemblance de ce casier avec le guichet de surveillance d’une cellule de condamné à mort n’a rien d’une coïncidence : Todd Haynes est sémiologue, ne l’oublions pas !

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le guichet de surveillance d'une cellule de condamné à mort

A sa manière, Thérèse est une rebelle ! Comment pourrait-elle supporter de n’être que le numéro « 645-A » ? comme on l'a nommée à la direction ?

La chef-de-rayon, exaspérée par sa nonchalance, l’a si bien senti qu’elle la houspille apparemment sans raison : « You’re needed upstairs, Miss Belivet. Make it snappy », « on a besoin de vous à l’étage, Miss Belivet, et que ça saute ! » ; quand Carol l’appelle au téléphone, c’est en levant les yeux au ciel qu’elle lui tend le combiné. L’indulgence résignée avec laquelle elle lui donne un papier et un crayon semble à elle seule un pronostic : décidément Frankenberg ne fera jamais rien d’une recrue pareille !


Bien cordialement,
Patricia Carles
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Are YOU Frankenberg material ?

Messagepar laoshi » 07 Avril 2016, 07:53

Je me suis amusée à traduire le manuel du parfait petit employé de chez Frankenberg ou, du moins, la page qui s'affiche à l'écran. Il n'est pas facile de rendre le titre, Are YOU Frankenberg material ; "material", c'est "le matériau", "la substance" ou "le tissu", on pourrait dire "Et vous, êtes-vous du bois dont est fait Frankenberg ?" ou bien "Et vous, avez-vous l'étoffe d'un Frankenberg ?. Le texte, en tout cas, est infantilisant à souhait !

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La Direction de Frankenberg a écrit:
Are YOU Frankenberg material ?


Nous croyons que tous les membres de Frankenberg doivent respecter certaines normes de comportement et avoir une certaine contenance, particulièrement pendant leur temps de travail au service de la clientèle de Frankenberg. Chaque employé doit se considérer comme le représentant de Frankenberg et doit à tout moment arborer une apparence de propreté, d’hygiène, de moralité face à ceux qui sont notre bien le plus précieux, nos clients.
A chaque instant, vous devez garder à la pensée que vous avez un rôle à jouer dans l’entreprise, vous devez, en conséquence, avoir une attitude professionnelle dans vos manières, votre apparence et vos propos. Passer devant les clients pour prendre un ascenseur bondé, mâcher du chewing-gum, « parler boutique » en présence des clients, autant de comportements irresponsables qui détruisent le respect que nous ont valu des efforts intelligents et patients. Avoir une tenue soignée est notre devoir à tous car nous sommes tous des professionnels du commerce et nous pouvons être fiers du travail que nous faisons.
Tous les membres du personnel en contact avec la clientèle doivent veiller à leur habillement, ils doivent opter pour des vêtements simples et de bon goût. Pour aller avec ces vêtements judicieusement choisis, vous devez cultiver des ongles soignés, des cheveux impeccablement coiffés, des costumes bien repassés et des souliers parfaitement cirés. Tous les personnels affectés à la vente et tous les salariés qui peuvent être en contact avec la clientèle doivent impérativement se conformer à ces normes vestimentaires.
Les vendeurs et les vendeuses ne sont autorisés à porter que des robes ou des costumes dont les couleurs sont compatibles avec leur fonction commerciale : le noir, le bleu-marine, le bleu moyen, le brun, le vert foncé, […]. Du 1er mai au 15 septembre, ils pourront ajouter […] le blanc. Manches courtes, bijoux, maquillage et fleurs ou toute autre fantaisie sont à proscrire.
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La bohème intellectuelle au temps du maccarthysme

Messagepar locipompeiani » 07 Avril 2016, 17:57

Thérèse est une artiste, une rêveuse, une intellectuelle : « Oh I’ve read, too much probably », « Oh ! je lis, trop probablement », répond-elle à Carol qui lui demande où elle en a tant appris sur les trains électriques. Le propos, décalé, met le spectateur en alerte : on doute que la littérature ait pu apprendre quoi que ce soit à Thérèse sur le produit proposé au rayon des jouets ! Par contre, on y entend la méfiance de l’Amérique pudibonde contre « l’horrible danger de la lecture » pour l’éducation des filles : pensez à Mme Bovary ! Phyllis Nagy, qui a écrit le scénario, pense évidemment au roman de Patricia Highsmith, The Price of salt, devenu Carol, un roman, justement « qui n’est pas fait pour les jeunes filles ». Le spectateur y trouvera cette intéressante description du petit train : « It was like something gone mad in imprisonment, something already dead that would never wear out, like the dainty, springy footed foxes in the Central Park Zoo, whose complex footwork repeated and repeated as they circled their cages. » « C’était comme une chose rendue folle par la captivité, une chose déjà morte qui ne se fatiguerait jamais, comme ces renards au pas menu et souple du Zoo de Central Park, dont le mouvement complexe des pattes se répétait inlassablement tandis qu’ils tournaient en rond dans leur cage ».

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It was like something gone mad in imprisonment / C’était comme une chose rendue folle par la captivité

Thérèse n’a donc qu’une envie, s’évader de ce monde étriqué où l’on surveille les comportements, les opinions et les mœurs. Si Todd Haynes se contente d’une allusion au maccarthysme, elle suffit à situer Thérèse et ses amis dans le champ politique : « Does the House Un-American Activities know you’re back on the streets ? » demande Phil à Jack, alors qu’ils se croisent dans la rue au sortir du café : « Est-ce que le Bureau des activités anti-américaines sait que tu es de retour dans les rues ? » Le spectre du communisme n’est pas loin ! Là encore, le scénario de Phyllis Nagy était plus explicite : « Holy smoke, look who’s coming, disait Jack à sa petite amie. Watch out, baby, it’s a pack of commies ! » « Nom de Dieu, regarde qui arrive, chérie, une bande de cocos ! »

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la bohème au temps du maccarthysme

Loin d’être une « demoiselle de magasin » résignée à son sort, Thérèse appartient donc à la bohème artistique, intellectuelle et cosmopolite de New York. Elle habite la misérable banlieue Est où s’entassent les millions d’immigrants attirés par le « rêve américain » et venus se fondre dans le melting pot newyorkais ; elle le dit elle-même à Carol, elle est d’origine tchèque, mais son nom (probablement Belevich) « a été changé ». Ses amis sont eux aussi des immigrés : le nom de « Semco », qui a pour nous une résonnance italienne, est russe et l’on peut imaginer au prénom de la seule fille de la famille, « Esther », que Richard a des origines juives ; sa bicyclette, ses vêtements (chapeau, pardessus élégant mais un peu voyant, gants de laine) montrent qu’il est en voie d’ascension sociale et d’intégration, voire d‘embourgeoisement ; Dannie, qui affirme « être exclusivement un homme de la bière », avec sa casquette prolétarienne et ses chemises à carreaux, a un look typiquement irlandais, ce que confirme le scénario : lui et son frère, Phil, s’appellent McElroy.

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Dannie, l'irlandais qui travaille de nuit au New York Times, et Thérèse dans le bureau du directeur photo débutant et dans la rue à Greenwich Village

Seul Jack, qui a ses entrées au Ritz, a déjà « une situation » : il peut se permettre d’offrir un scotch au garçon du lounge-bar de l’hôtel ; qu’il fréquente ces jeunes gens sans le sou donne à penser qu’ils appartiennent au même milieu sinon social, du moins culturel. De fait, leur dialogue dans la cabine de projection et leur conversation dans un bar de Greenwich Village, le quartier de la bohème intellectuelle et artistique, montrent qu’ils font de petits boulots pour payer leurs études en attendant de réaliser leurs rêves.

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Phil, Dannie, Richard et Thérèse dans la cabine de projection

Les réflexions de Phil, projectionniste à ses heures, sont celles d’un intellectuel de gauche et son frère Dannie, le « fêlé » de cinéma et de philosophie, l’écrivain en herbe qui travaille de nuit au New York Times (le scénario précise qu’il travaille à l’imprimerie), a une formation scientifique, comme en témoigne sa comparaison des affinités psychologiques avec le choc des boules rebondissant les unes sur les autres. Tous sont allergiques aux valeurs dominantes et d’abord au travail salarié :

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réflexions d'étudiants désargentés sur leurs jobs

Richard : « je bois pour oublier que je dois me lever le matin pour aller au boulot ! »
Phil : « c’est ton problème, Semco, tu devrais boire parce que tu te souviens que tu as du boulot. Le travail, c’est une malédiction ! »
Thérèse : « mais toi aussi tu travailles, Phil… »
Phil : « t’appelles ça un travail ? J’appelle ça une illusion ! »
Dannie : « Tu as eu ta paye ! est-ce que l’argent aussi est une illusion ? »
Phil : « mon petit frère, le fêlé de philosophie »
Thérèse (à Dannie) : « et toi, où est-ce que tu travailles ? »
Richard, simulant le respect : « Tu ne savais pas ? Dannie travaille au New York Times. »
Thérèse, impressionnée : « sans plaisanter ? »
Dannie, en haussant les épaules : « c’est juste un job. A Thérèse : ce que je veux, c’est écrire, c’est pour ça que je regarde des films…. »
Phil, en levant les yeux au ciel : « tout le monde est écrivain… »

Le film qu’ils regardent, entassés dans la cabine de projection, est une mise-en-abyme de leur condition et de leurs ambitions à tous. Comme le personnage de Joe Gillis, le scénariste sans le sou de Sunset Boulevard, ils rêvent d’une carrière artistique mais il n’y a pas de Norma Desmond pour les entretenir, il ne leur reste que Frankenberg, les emplois de nuit ou les jobs de vacances !

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Joe Gillis habillé par Norma Desmond dans Sunset Boulevard

La soirée chez Phil, Phil's Party, est typique de ce milieu estudiantin aux mœurs très libres (même si l'homosexualité n'y est pas reconnue) et aux goûts musicaux très modernes (le jazz). Significativement, les classes s'y mêlent : outre celle de Jack, la présence de la jeune femme qui fait du charme à Thérèse, « one of these real Greenwich Village phonies » (« une de ces authentiques frimeuses de Greenwich Village ») comme l'appelle un invité, le confirme. Elle se présente d'ailleurs comme une sorte d'agent artistique, même si son propos est à double entente : « Je vois pourquoi Phil parle de vous en si bons termes, affirme-t-elle à Thérèse, [...] vous avez un fort ... potentiel » . Comme Jack, comme le copain de Dannie qui aime tant « pontifier » (« a junior photo editor », un directeur photo débutant), elle appartient au cercle des professions culturelles qui gravitent autour des artistes en herbe et qui cherchent à dénicher des talents.

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Le frimeuse de Geenwich Village : « vous avez un fort ... potentiel » .

On devine d'ailleurs au dialogue que Richard et Thérèse ont étudié aux Beaux-Arts :

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Richard au milieu des dessins d'enfants

« I like your scribbles », « j’aime tes gribouillis », plaisante-t-elle en le voyant debout au milieu des dessins d’enfants tracés à la craie sur le trottoir.
« Yeah, I’ve been busy », « ouais, j’ai bien travaillé », lui répond-il sur le même ton.

Le mot « scribbles », fréquemment associé à la peinture de John Pollock et de Miró (on parle même parfois de « scribble art »), évoque l’esthétique des avant-gardes de l’époque en rupture avec les « règles de l’art ».

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Le scribble art de Pollock (The Key, 1946) et de Miró (La Course de taureaux, 1945)

Quant au voyage qu’ils prévoient en Europe, il doit les conduire sur les traces des artistes qui inspirent les premières photos de Thérèse - les fenêtres, les oiseaux, les arbres -, des motifs impressionnistes et post-impressionnistes, ceux de Pissarro, de Van Gogh ou de Mondrian, qu’évoque Patricia Highsmith dans le roman….

On le voit, Thérèse est loin d'être la petite employée de magasin que voient en elle tant de critiques ! Dès leur deuxième rencontre, Carol elle-même n'a plus aucun doute à son sujet : « Is that what you want to be ? A photographer ? » (« Est-ce que c'est cela que vous voulez faire ? de la photographie ? ») lui demande-t-elle :

Thérèse : « I think so. If I have any talent for it. (Je crois. Si du moins j'ai quelque talent).
Carol : « Isn’t that something other people let you know you have ? All you can do is - keep working. Use what feels right. Throw away the rest. (N'est-ce pas aux autres d'en décider ? Tout ce que vous pouvez faire, c'est de travailler. Utilisez ce qui vous semble bon et jetez le reste. »)

Si Thérèse et Carol ont bien des origines sociales très différentes, elles ont d'emblée en commun quelque chose qui transcende les classes sociales, le culte de la beauté, l'une comme artiste, l'autre comme esthète.

Bien cordialement,
Patricia Carles
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Carol, une femme distinguée chez des parvenus

Messagepar locipompeiani » 12 Avril 2016, 09:52

Carol, comme Thérèse, est définie, socialement, par le lieu où elle habite, un quartier résidentiel dans le New Jersey, la banlieue ouest de New York où l'on trouve des bâtiments néo-classiques à péristyle ou des demeures cossues à plusieurs corps, comme celle des Harrison.

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un quartier résidentiel dans le New Jersey

La maison de Carol, en pierre de taille, comme l'immeuble de briques de la banlieue est où habite Thérèse, est un indicateur sociologique. Moins fortunée que les Harrison, qui ont les moyens de rémunérer une nombreuse domesticité, la famille Harge appartient visiblement aux "lower high classes", aux couches inférieures de la classe supérieure ou, au moins, aux "upper middle classes", aux couches supérieures des classes moyennes.

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la maison des Harrison, avec ses différents corps de logis, ses grooms et ses voituriers

Car si Harge a un chauffeur, il n'en répare pas moins lui-même l'évier de la cuisine et Carol a beau porter un superbe manteau de fourrure, elle fait la cuisine elle-même.

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Carol dans sa cuisine

Mais, comme Thérèse, Carol est en porte-à-faux avec son milieu social. A mi-chemin des classes de loisir et de la femme au foyer, comme il sied à l’épouse d’un homme d’affaires en vue, Carol ne semble guère exceller dans son rôle de maîtresse de maison : « you somehow wind up overcooking the turkey anyway » « on se retrouve toujours à avoir trop fait cuire la dinde », dit-elle à Thérèse en parlant de Noël lors de leur première rencontre au magasin. Si elle adore sa fille Rindy, qui le lui rend bien, et si elle s’occupe d’elle avec une infinie tendresse, c’est une mère fantasque et l’on n’ose imaginer la réaction de Jennifer, sa terrible belle-mère, quand elle apprendra que la petite fille a eu un train électrique comme cadeau de Noël !

Déjà, on sent peser sur elle la réprobation de son employée de maison, Florence, quand Harge lui reproche de voir Abby un peu trop souvent à son goût et quand elle rentre seule de la soirée chez les Harrisson : que Rindy ait refusé d’aller se coucher pour l’attendre passe visiblement aux yeux de Florence pour une preuve de la mauvaise éducation que Carol donne à sa fille….


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Le regard réprobateur de Florence et la gêne de Carol

Si Carol appartient, comme Harge, à la classe dominante, la scène du repas chez ses beaux-parents laisse à penser qu’il y a une grande différence entre son milieu d’origine et la bourgeoisie d’affaires où l’a enfermée son mariage. En faisant allusion à son « oncle », un médecin qui a fait ses études à Yale, la prestigieuse université du Connecticut, John, son beau-père, donne au spectateur la seule indication explicite qui permette de situer la famille de Carol dans l’espace social. Mais les images révèlent ce que ne dit pas le dialogue : la distinction native de Carol, merveilleusement rendue par Cate Blanchett, sa diction impeccable, les toiles et les livres de sa bibliothèque montrent qu'elle appartient à l’élite intellectuelle. Son piano à queue, la partition de Schubert qu’elle feuillette pour se donner une contenance tandis que Thérèse joue un air de jazz confirment son appartenance à la frange la plus cultivée de la bourgeoisie.

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le piano à queue, la partition de Schubert, deux marqueurs de distinction culturelle

Significativement, trois sortes de musique sont associées aux différents milieux ; la musique de danse sirupeuse que joue l'orchestre des Harrison s'oppose à la musique savante de Carol ; elle représente le goût de la bourgeoisie d'affaires, riche mais indifférente aux arts majeurs, pour la musique légère, tandis que le disque de jazz que Thérèse offrira à Carol représente celui de la jeunesse avant-gardiste et désargentée.

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le goût de la bourgeoisie d'affaires pour la musique légère........................le goût de l'avant-garde désargentée pour le jazz

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le goût de la lecture, une pratique culturelle commune à Carol et à Thérèse

D’emblée, les manières raffinées de Carol contrastent avec le matérialisme grossier de la famille Aird. On le devine au portrait photographique de l’ancêtre qui orne sa salle-à-manger, la fortune de la famille Aird est une conquête relativement récente. Comme tous les parvenus, Jennifer étale sa richesse de manière caricaturale à travers sa vaisselle dorée, sa bonne noire (en tablier blanc, comme dans les anciennes familles esclavagistes), sa télévision (qu'elle regarde à table, alors même que Carol est son invitée), et surtout ses conversations.

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les Aird, une famille de parvenus.................................une bonne noire en tablier blanc, la nostalgie des dominations anciennes

Pour Jennifer, l’argent est le critère ultime de la valeur : « He’s a very expensive doctor, dit-elle à propos du psychothérapeute que la justice et la famille ont imposé à Carol. […] he comes very well regarded.” « C’est un docteur très cher, il a très bonne réputation. »

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“He’s a very expensive doctor, he comes very well regarded.”

L’hostilité que Jennifer voue à Carol est patente. Au-delà du conflit latent qui oppose une belle-mère œdipienne à sa bru, on perçoit le ressentiment qu’éprouvent les nouveau-riches envers les élites intellectuelles dont ils reconnaissent, implicitement, la supériorité. Cette supériorité se manifeste justement dans la désinvolture que peut se permettre Carol par rapport aux normes dominantes. Jamais Jennifer n’aurait osé assister à la soirée dansante que donnent Cy Harrison (le patron de Harge) et sa femme Jeanette autrement qu’en robe du soir !

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Jennifer chez les Harrison en robe du soir ................................la désinvolture de Carol en robe de ville chez les Harrison

Si, à l’évidence, Harge est bel et bien amoureux de sa femme, on comprend qu’elle n’a jamais eu d’autre rôle, aux yeux de ses beaux-parents, que de servir de faire-valoir à leur fils, peut-être même à lui faire intégrer un milieu beaucoup plus distingué que le sien (il suffit de comparer la tenue de Jeanette à celle de Jennifer pour s’en rendre compte). A voir le regard peu amène que lance Jennifer à sa bru (« on dirait qu’elle vient tout juste d’avaler une gousse d’ail », écrit Phyllis Nagy dans le scénario), on comprend pourquoi Carol était si nerveuse à l’idée de se présenter chez les Harrison en robe de ville : « I can just see Harge’s mother’s face when she sees me in this. Maybe I should stop home and change » « j’imagine la tête que va faire la mère de Harge quand elle me verra habillée comme ça, disait-elle à Abby. Il vaudrait peut-être mieux que je m’arrête à la maison pour me changer ».

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Jeanett Harrison, épaules nues, gants, bijoux, en tenue de soirée et Carol en tenue de ville

Si elle accepte, une dernière fois, de jouer le rôle qui a été le sien depuis son mariage, Carol divorce donc, avant tout, pour échapper à cet enfermement petit-bourgeois. Sa brève liaison avec Abby semble plus avoir affaire avec le désastre de son mariage et aux circonstances qu’avec une réelle passion même si Abby reste visiblement très amoureuse d’elle ! Abby le dira sans ménagement à Harge : “You’ve spent ten years making damned sure her only point of reference is you, her only focus in life is you, your job, your friends, your family […]” « tu as passé dix ans faire en sorte qu’elle te prenne pour unique référence, qu’elle ne s’intéresse qu’à toi, à ton boulot, à tes amis, à ta famille » et Carol le répétera elle-même à Thérèse avant leur nuit d’amour à Waterloo : “There’s always a business function, always clients to entertain”. « Toujours un rôle à jouer dans les affaires, des clients à recevoir ».

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“her only focus in life is you, your job, your friends, your family”.

Ce sont donc deux femmes prisonnières de leur milieu, deux femmes en quête de leur réalisation personnelle qui se rencontrent chez Frankenberg. Malgré leurs différences de classe, elles ont en partage un certain anticonformisme, le refus des normes petite-bourgeoises qu'incarnent les hommes auxquels elles sont liées, qu'il s'agisse de Richard ou de Harge, et le goût des belles choses, indépendamment de leur valeur marchande.

Bien cordialement,
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Thérèse : Flung out of space...

Messagepar locipompeiani » 18 Avril 2016, 13:42

Si Thérèse n’a pas encore constitué son portfolio au moment où elle rencontre Carol, elle a sur elle l’avantage du célibat, gage de sa liberté, et de l’autonomie financière dont les femmes de la classe supérieure sont privées, comme en témoigne la conversation de Carol avec Jeanette à la soirée dansante.

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What’ll he do ? Dock your allowance ?

Jeanette : Keep an eye out, will you ? Cy’ll scream if he catches me with this. Jette un œil derrière moi, veux-tu ? Cy hurlerait s’il me voyait avec ça.
Carol : What’ll he do ? Dock your allowance ? Et qu’est-ce qu’il pourrait faire ? Te supprimer ton argent de poche ?
Jeanette : He doesn’t like me to smoke. Il n’aime pas me voir fumer
Carol : So ? You like it. Et alors ? Toi, tu aimes ça !

Sans doute Jeanette a-t-elle, en réalité, une fortune personnelle mais la boutade de Carol en dit long sur la dépendance économique des femmes du monde, privées de travail par leur rôle de faire-valoir. Comment, en effet, leurs conjoints pourraient-ils faire des affaires s’ils n’étalaient pas, à travers elles, leur capacité à dépenser sans compter ? L’oisiveté féminine est la clef de leur prestige social et de leur crédibilité professionnelle…

Si Thérèse se met en colère contre Richard, c’est que les stratégies de la domination masculine ne sont pas très différentes dans les classes populaires :


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I never asked you for - anything.

Richard : You made me buy boat tickets, I got a better job for you... I asked you to marry me, for Chrissakes... Tu m’as fait acheter les places sur le bateau, je t’ai trouvé un meilleur job, je t’ai demandée en mariage,
Therese : I never made you - I never asked you for - anything. Maybe that’s the problem. Ce n’est pas moi qui te les ai fait acheter - Je ne t’ai jamais rien demandé, pour quoi que ce soit. C’est sans doute cela le problème.

A la différence de Richard, Dannie et Phil, qui tous se plaignent de l’aliénation du travail salarié, Thérèse a beau étouffer chez Frankenberg, elle lui reconnaît une valeur libératrice dont ils n’ont jamais fait l’expérience parce qu’ils sont des hommes. C’est ce que souligne l’extrait de Sunset Boulevard : Joe Gillis, le scénariste sans le sou, devient littéralement une chose entre les mains de Norma Desmond, qui l’entretient comme les hommes entretiennent ordinairement les femmes….


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"You look divine".

Tandis que Carol devra renoncer au confort de l’oisiveté, Thérèse est bien, grâce à son travail, au seuil d’une carrière artistique où elle pourra pleinement exister en tant que femme libre. On comprend mieux, dès lors, la subtilité du jeu de Rooney Mara, ce mélange étrange de timidité et d’audace qui étonne Carol elle-même dans la scène du restaurant :

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And what do you do on Sundays ? - Nothing in particular. What do you do?” .

Carol : “And what do you do on Sundays ?” Et que faites-vous samedi ?
Thérèse : « Nothing in particular. What do you do ?” Rien de special. Et vous ? »
Carol : “Nothing - lately. If you’d like to visit me some time, you’re welcome to. At least there’s some pretty country around where I live. Would you like to come out this Sunday ?” Rien – ces derniers temps. Si vous avez envie de me rendre visite, vous êtes la bienvenue. Au moins, la campagne est belle près de chez moi. Voulez-vous venir ce samedi ?
Thérèse : « Yes ». oui
Carol: « What a strange girl you are. » Quelle fille étrange vous êtes.
Thérèse : « Why ? » Pourquoi ?
Carol : « Flung out of space.” Tombée du ciel !

L’expression « Flung out of space » est à prendre dans toute sa richesse et dans toute sa polysémie. Thérèse n’est pas seulement « tombée du ciel » au sens où sa rencontre serait providentielle pour Carol dans la détresse de son divorce, elle semble littéralement « tombée d’une autre planète », étrangère aux frontières sociales. On la sent en même temps de plain-pied avec Carol, capable de lui parler d’égale à égale alors que tout apparemment les sépare, et terriblement mal à l’aise, fumant gauchement, ne sachant comment s’asseoir ou manger devant elle.


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What a strange girl you are ? ...............Why ?” .

Thérèse ignore les codes sociaux et gestuels de la classe à laquelle appartient Carol ; ceux qu’elle a incorporés trahissent encore ses origines modestes mais elle les subvertit de l’intérieur. On se demande d’abord, à la voir préparer le thé dans la belle maison de Carol et à l’entendre jouer maladroitement du piano si elle n’a pas été formée, comme tant de jeunes filles pauvres, pour servir comme gouvernante chez les riches, comme l’a été si longtemps Vivian Maier, la photographe géniale qui se cachait derrière une banale « nanny » dont on a découvert l’œuvre en 2007. Mais, si Thérèse semble adopter spontanément l’attitude de subordination qu’on attend des jeunes filles de sa classe, on la sent en même temps parfaitement à l’aise, comme si, en réalité, elle était en quelque sorte chez elle.

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Thérèse préparant le thé dans la cuisine de Carol ...............This fabrick, this furniture....” .

De même, impressionnée par le luxe de la chambre qu’elle partage avec Carol à Chicago, elle s’extasie sur les rideaux et sur le mobilier avec une naïveté d’enfant pauvre mais elle répond avec l’aplomb d’une femme du monde sûre de ses droits à l’hôtesse qui demande à Carol le numéro de sa chambre : « 623. Mrs. Aird ». Carol marque sa surprise d’un clin d’œil complice devant cette aisance inattendue. Les « leçons » de féminité et de distinction qu’elle lui a données la veille, au Motel McKinley de Canton, dans l’Ohio, semblent avoir miraculeusement porté leurs fruits.

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Therese : « 623. Mrs. Aird ».

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"Would mademoiselle be so kind as to apply at the pulse points only....”
.


Là encore, c’est d’ailleurs Thérèse qui a pris l’initiative d’accepter « la suite présidentielle », à la stupéfaction de Carol :

Hotel manager : “Our standard rooms come equipped with stereophonic console radios, or if you prefer, the Presidential Suite is available. At a very attractive rate ! Toutes nos chambres ont la radio en stéréo ou, si vous préférez, la Suite Présidentielle est libre. A un très bon prix.
Carol : “Two standard rooms should be fine.” Deux chambres ordinaires feront l'affaire.
Thérèse : “Why not take the Presidential Suite ? … I mean, if the rate’s attractive...” Pourquoi pas la Suite Présidentielle ? enfin, si le prix est avantageux.


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“Why not take the Presidential Suite ? … I mean, if the rate’s attractive...”

C’est Thérèse, enfin, qui prend la main de Carol à Waterloo, autorisant ainsi son baiser et leur première nuit d’amour…

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love scene in Waterloo

Plus jeune que Carol, plus libre aussi, elle refusera que Carol éteigne la lumière, comme elle en a sans doute l'habitude avec Harge. Le ton sur lequel elle prononce cette simple réplique, « take me to bed », à mi-chemin de la supplique et de l’injonction, dit toute la complexité du personnage et tout l’art de Rooney Mara.

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Bien cordialement,
Patricia Carles
locipompeiani
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Messagepar locipompeiani » 15 Mars 2018, 09:49

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Patricia Carles
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