par locipompeiani » 07 Avril 2016, 17:57
Thérèse est une artiste, une rêveuse, une intellectuelle : « Oh I’ve read, too much probably », « Oh ! je lis, trop probablement », répond-elle à Carol qui lui demande où elle en a tant appris sur les trains électriques. Le propos, décalé, met le spectateur en alerte : on doute que la littérature ait pu apprendre quoi que ce soit à Thérèse sur le produit proposé au rayon des jouets ! Par contre, on y entend la méfiance de l’Amérique pudibonde contre « l’horrible danger de la lecture » pour l’éducation des filles : pensez à Mme Bovary ! Phyllis Nagy, qui a écrit le scénario, pense évidemment au roman de Patricia Highsmith, The Price of salt, devenu Carol, un roman, justement « qui n’est pas fait pour les jeunes filles ». Le spectateur y trouvera cette intéressante description du petit train : « It was like something gone mad in imprisonment, something already dead that would never wear out, like the dainty, springy footed foxes in the Central Park Zoo, whose complex footwork repeated and repeated as they circled their cages. » « C’était comme une chose rendue folle par la captivité, une chose déjà morte qui ne se fatiguerait jamais, comme ces renards au pas menu et souple du Zoo de Central Park, dont le mouvement complexe des pattes se répétait inlassablement tandis qu’ils tournaient en rond dans leur cage ».
It was like something gone mad in imprisonment / C’était comme une chose rendue folle par la captivitéThérèse n’a donc qu’une envie, s’évader de ce monde étriqué où l’on surveille les comportements, les opinions et les mœurs. Si Todd Haynes se contente d’une allusion au maccarthysme, elle suffit à situer Thérèse et ses amis dans le champ politique : « Does the House Un-American Activities know you’re back on the streets ? » demande Phil à Jack, alors qu’ils se croisent dans la rue au sortir du café : « Est-ce que le Bureau des activités anti-américaines sait que tu es de retour dans les rues ? » Le spectre du communisme n’est pas loin ! Là encore, le scénario de Phyllis Nagy était plus explicite : « Holy smoke, look who’s coming, disait Jack à sa petite amie. Watch out, baby, it’s a pack of commies ! » « Nom de Dieu, regarde qui arrive, chérie, une bande de cocos ! »
la bohème au temps du maccarthysmeLoin d’être une « demoiselle de magasin » résignée à son sort, Thérèse appartient donc à la bohème artistique, intellectuelle et cosmopolite de New York. Elle habite la misérable banlieue Est où s’entassent les millions d’immigrants attirés par le « rêve américain » et venus se fondre dans le melting pot newyorkais ; elle le dit elle-même à Carol, elle est d’origine tchèque, mais son nom (probablement Belevich) « a été changé ». Ses amis sont eux aussi des immigrés : le nom de « Semco », qui a pour nous une résonnance italienne, est russe et l’on peut imaginer au prénom de la seule fille de la famille, « Esther », que Richard a des origines juives ; sa bicyclette, ses vêtements (chapeau, pardessus élégant mais un peu voyant, gants de laine) montrent qu’il est en voie d’ascension sociale et d’intégration, voire d‘embourgeoisement ; Dannie, qui affirme « être exclusivement un homme de la bière », avec sa casquette prolétarienne et ses chemises à carreaux, a un look typiquement irlandais, ce que confirme le scénario : lui et son frère, Phil, s’appellent McElroy.
Dannie, l'irlandais qui travaille de nuit au New York Times, et Thérèse dans le bureau du directeur photo débutant et dans la rue à Greenwich VillageSeul Jack, qui a ses entrées au Ritz, a déjà « une situation » : il peut se permettre d’offrir un scotch au garçon du lounge-bar de l’hôtel ; qu’il fréquente ces jeunes gens sans le sou donne à penser qu’ils appartiennent au même milieu sinon social, du moins culturel. De fait, leur dialogue dans la cabine de projection et leur conversation dans un bar de Greenwich Village, le quartier de la bohème intellectuelle et artistique, montrent qu’ils font de petits boulots pour payer leurs études en attendant de réaliser leurs rêves.
Phil, Dannie, Richard et Thérèse dans la cabine de projectionLes réflexions de Phil, projectionniste à ses heures, sont celles d’un intellectuel de gauche et son frère Dannie, le « fêlé » de cinéma et de philosophie, l’écrivain en herbe qui travaille de nuit au New York Times (le scénario précise qu’il travaille à l’imprimerie), a une formation scientifique, comme en témoigne sa comparaison des affinités psychologiques avec le choc des boules rebondissant les unes sur les autres. Tous sont allergiques aux valeurs dominantes et d’abord au travail salarié :
réflexions d'étudiants désargentés sur leurs jobsRichard : « je bois pour oublier que je dois me lever le matin pour aller au boulot ! »
Phil : « c’est ton problème, Semco, tu devrais boire parce que tu te souviens que tu as du boulot. Le travail, c’est une malédiction ! »
Thérèse : « mais toi aussi tu travailles, Phil… »
Phil : « t’appelles ça un travail ? J’appelle ça une illusion ! »
Dannie : « Tu as eu ta paye ! est-ce que l’argent aussi est une illusion ? »
Phil : « mon petit frère, le fêlé de philosophie »
Thérèse (à Dannie) : « et toi, où est-ce que tu travailles ? »
Richard, simulant le respect : « Tu ne savais pas ? Dannie travaille au New York Times. »
Thérèse, impressionnée : « sans plaisanter ? »
Dannie, en haussant les épaules : « c’est juste un job. A Thérèse : ce que je veux, c’est écrire, c’est pour ça que je regarde des films…. »
Phil, en levant les yeux au ciel : « tout le monde est écrivain… »
Le film qu’ils regardent, entassés dans la cabine de projection, est une mise-en-abyme de leur condition et de leurs ambitions à tous. Comme le personnage de Joe Gillis, le scénariste sans le sou de Sunset Boulevard, ils rêvent d’une carrière artistique mais il n’y a pas de Norma Desmond pour les entretenir, il ne leur reste que Frankenberg, les emplois de nuit ou les jobs de vacances !
Joe Gillis habillé par Norma Desmond dans Sunset BoulevardLa soirée chez Phil, Phil's Party, est typique de ce milieu estudiantin aux mœurs très libres (même si l'homosexualité n'y est pas reconnue) et aux goûts musicaux très modernes (le jazz). Significativement, les classes s'y mêlent : outre celle de Jack, la présence de la jeune femme qui fait du charme à Thérèse, « one of these real Greenwich Village phonies » (« une de ces authentiques frimeuses de Greenwich Village ») comme l'appelle un invité, le confirme. Elle se présente d'ailleurs comme une sorte d'agent artistique, même si son propos est à double entente : « Je vois pourquoi Phil parle de vous en si bons termes, affirme-t-elle à Thérèse, [...] vous avez un fort ... potentiel » . Comme Jack, comme le copain de Dannie qui aime tant « pontifier » (« a junior photo editor », un directeur photo débutant), elle appartient au cercle des professions culturelles qui gravitent autour des artistes en herbe et qui cherchent à dénicher des talents.
Le frimeuse de Geenwich Village : « vous avez un fort ... potentiel » . On devine d'ailleurs au dialogue que Richard et Thérèse ont étudié aux Beaux-Arts :
Richard au milieu des dessins d'enfants« I like your scribbles », « j’aime tes gribouillis », plaisante-t-elle en le voyant debout au milieu des dessins d’enfants tracés à la craie sur le trottoir.
« Yeah, I’ve been busy », « ouais, j’ai bien travaillé », lui répond-il sur le même ton.
Le mot « scribbles », fréquemment associé à la peinture de John Pollock et de Miró (on parle même parfois de « scribble art »), évoque l’esthétique des avant-gardes de l’époque en rupture avec les « règles de l’art ».
Le scribble art de Pollock (The Key, 1946) et de Miró (La Course de taureaux, 1945)Quant au voyage qu’ils prévoient en Europe, il doit les conduire sur les traces des artistes qui inspirent les premières photos de Thérèse - les fenêtres, les oiseaux, les arbres -, des motifs impressionnistes et post-impressionnistes, ceux de Pissarro, de Van Gogh ou de Mondrian, qu’évoque Patricia Highsmith dans le roman….
On le voit, Thérèse est loin d'être la petite employée de magasin que voient en elle tant de critiques ! Dès leur deuxième rencontre, Carol elle-même n'a plus aucun doute à son sujet : « Is that what you want to be ? A photographer ? » (« Est-ce que c'est cela que vous voulez faire ? de la photographie ? ») lui demande-t-elle :
Thérèse : « I think so. If I have any talent for it. (Je crois. Si du moins j'ai quelque talent).
Carol : « Isn’t that something other people let you know you have ? All you can do is - keep working. Use what feels right. Throw away the rest. (N'est-ce pas aux autres d'en décider ? Tout ce que vous pouvez faire, c'est de travailler. Utilisez ce qui vous semble bon et jetez le reste. »)
Si Thérèse et Carol ont bien des origines sociales très différentes, elles ont d'emblée en commun quelque chose qui transcende les classes sociales, le culte de la beauté, l'une comme artiste, l'autre comme esthète.
Bien cordialement,
Patricia Carles