Carol : un hommage aux photographes new-yorkais

Une étude détaillée du film de Todd Haynes

Carol : un hommage aux photographes new-yorkais

Messagepar locipompeiani » 15 Mars 2016, 18:57

La critique l'a reconnu de manière unanime, Carol, le film de Todd Haynes, est un chef-d'œuvre. Au-delà de l'intrigue, sur laquelle nous reviendrons, la magie des images d'Ed Lachman rend un magnifique hommage aux nombreux photographes de rues qui ont arpenté New York à partir des années 1950.

Le personnage de Thérèse met en abyme leur travail :
“I could get used to having a whole city to myself”, dit-elle, "Je pourrais m'habituer à avoir une ville entière à moi toute seule !"

Capturer, capturer sans cesse les moindres détails de la vie urbaine !

Le portfolio de Thérèse introduit dans la fiction celui que Todd Haynes a constitué lui-même pour réaliser le film. Comme Esther Bubley, Helen Levitt, Ruth Orkin, Vivian Maier ou Saul Leiter, photojournalistes de renom, elle est toujours en quête d'instantanés originaux surgis de la vie quotidienne. Thérèse dit d’ailleurs avoir commencé par photographier "des arbres, des oiseaux, des fenêtres, n’importe quoi en réalité", de peur de "violer l'intimité des gens", comme en témoigne ce dialogue avec son ami Dannie :

    I feel strange, I think... taking pictures of people. It feels like - an intrusion or a...
    DANNIE : Invasion of privacy ?
    THERESE : Yes.

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Vivian Maier (photos) et Ruth Orkin à sa fenêtre dans la position de Thérèse à la sienne


Mais comme Ruth Orkin photographiant les enfants de son quartier de West Village ou comme Esther Bubley qui excellait dans les portraits où elle arrivait à restituer la vie intime de ses sujets, Thérèse surmonte ses réticences et commence à fixer visages et silhouettes :


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Vivian Maier, un éventail de photos, pareil à celui que l'on voit dans la chambre de Thérèse

Tous les photographes cités précédemment sont source d’inspiration pour Ed Lachman quand il filme les rues de New York et les paysages américains.

Helen Levitt a saisi de manière privilégiée les enfants des rues et leurs éphémères dessins à la craie. Un hommage lui est rendu au début du film dans la scène où Thérèse, penchée à sa fenêtre comme Ruth Orkin, parle à Richard qui l'appelle du trottoir. "Dans la chambre, toute la surface du mur est prise par les clichés en noir et blanc de Thérèse, précise le scénario, la plupart représentent des scènes de rue new-yorkaises et des paysages urbains. [...] on sonne à la porte. [...] Thérèse [...] ouvre la fenêtre et se penche sur la rue. [...] Richard lève la tête vers elle, appuyé sur sa bicyclette.
Thérèse : "j'aime tes gribouillis".
Richard regarde autour de lui le trottoir couvert de dessins à la craie".


La prise de vue d'Ed Lachman conjugue ce motif de prédilection d’Helen Levitt et une vue plongeante, caractéristique des œuvres de Ruth Orkin.

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Helen Levitt, dessins d'enfants sur les trottoirs ; Thérèse à Richard : "I like your scribbles"

Ruth Orkin, photographe de célébrités comme Lauren Bacall ou Ava Gardner, a su fixer les aspects colorés de la vie new-yorkaise. Quant à Esther Bubley, elle a collaboré à des magazines prestigieux et décliné dans ses œuvres tous les stéréotypes du mode de vie américain : l’enfance en difficulté, la condition féminine, la fascination pour le progrès technique et, singulièrement, pour les voitures, la découverte de la psychiatrie, l’empire de la mode... Tous ces thèmes, en filigrane, apparaissent dans le film...

Saul Leiter, pionnier de la couleur et réputé pour ses photographies de mode, est incontestablement la source principale de l'esthétique du film. A l’évidence, Carol est une figure de mode d’une exquise élégance combinant une gestuelle raffinée, un sens inné des matières et de la couleur et un goût certain pour les accessoires de luxe (bijoux, porte-cigarettes, chapeaux ….).

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Ruth Orkin : Magazine stand (le film s'ouvre sur l'image d'un kiosque à journaux)


Mais Saul Leiter ne se contente pas de faire poser ses mannequins devant l’objectif, comme lui Ed Lachman saisit la vie de la rue, encombrée de piétons et de voitures aux couleurs vives :

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Saul Leiter : Man with straw hat (Homme au chapeau de paille)

Les motifs urbains du film rappellent indiscutablement ces clichés, la publicité y est omniprésente, avec ses messages explicites et ses images richement colorées.

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quand les caractères d'imprimerie se font motifs iconographiques

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Saul Leiter : Harlem, newspaper kiosk, taxi and Esther Bubley : Third Avenue (NYC.1951)

Mais la principale source d’inspiration d’Ed Lachman, quand il fait revivre le New York des années 50, est bien l’œuvre de Saul Leiter.
D’abord peintre, grand admirateur de Degas et de Manet, émule de Vuillard et de Bonnard, Saul Leiter s’est servi de l’objectif comme d’un pinceau : s’attachant surtout à des instantanés de la vie urbaine, privilégiant les cadrages originaux et jouant de la mise au point et des éclairages, il savait donner au monde une tonalité onirique et mélancolique.


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des cadrages et des atmosphères oniriques à la manière de Saul Leiter

Sa façon de cadrer, décalée, hors-norme, ressemble parfois à celle de Degas dont il connaissait les monotypes. On retrouve le sens de ces instantanés, où, derrière une porte battante, se découpe un tableau étrange aperçu comme par effraction.

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les perspectives de Saul Leiter, inspirées de Degas, et celles d'Ed Lachman

Comme chez Degas, cette poétique inédite de l’espace révèle les aspects surréalistes du monde. Saul Leiter, par la science des reflets, crée un monde flottant, rempli de silhouettes mystérieuses, où les contours s’estompent et où la réalité se fragmente en un puzzle de motifs intimes et de signes énigmatiques.

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Une esthétique du collage surréaliste - Saul Leiter : New-York bus, abstraction

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Comme Saul Leiter, Ed Lachman donne aux reflets et aux accidents de la lumière la même intensité qu'aux objets eux-mêmes

On trouve parfois dans ses clichés un espace réservé au noir (jusqu'à 80%) qui décadre le motif comme dans cet extraordinaire portrait de Harge filmé par Ed Lachman : Abby vient de refermer sa porte et on n'aperçoit plus qu'un quart de son visage, un œil, un morceau de chapeau, à travers la porte vitrée :

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Saul Leiter : portrait ; Ed Lachman, l'arrivée de Carol au restaurant et le portrait de Harge à travers la porte vitrée d'Abby

Soleils mouillés, ciels de traîne, neige, brouillards, fumées, vapeurs, couleurs réfractées, visages aperçus à travers le halo des vitres alternent avec les lumières crues du néon pour nous faire saisir le mystère des êtres et des choses dans une scénographie très élaborée.

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Christmas et Cap ; comme Saul Leiter, Ed Lachman fixe sur la pellicule ce que le photographe ordinaire tente d'éviter, les reflets parasites, la buée qui brouille le motif

Saul Leiter est sans doute l’artiste qui a repoussé jusqu’à ses limites extrêmes l’art de la photographie, par son sens du collage et de l’abstraction ; le premier plan du film, un long travelling sur la grille du métro, rend au plus près cette esthétique qui confère une « étrange étrangeté » aux choses familières. Mais, au-delà du motif, c’est par sa palette qu’Ed Lachman se rapproche de Saul Leiter.

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quand le mobilier urbain se fait motif iconographique, quand la photographie et le cinéma deviennent peinture abstraite

Saul Leiter travaillait avec des pellicules périmées pour donner un aspect pastel et brouillé à ses couleurs ; Todd Haynes a justement choisi de filmer en Super 16, d’enregistrer sur pellicule et non pas en numérique pour obtenir les mêmes effets, singulièrement dans le rendu des brouillards et dans ses fondus colorés.

Comme Saul Leiter, il utilise des touches de rouge et de vieux rose pour organiser l’espace de la représentation. Le manteau rouge de Carol, sa petite toque rose, le bonnet de Thérèse, autant de ponctuations chromatiques directement inspirées du photographe. Là encore le dialogue souligne l'hommage du cinéaste au photographe : "I like the hat", dit Carol en s'éloignant de Thérèse... Au-delà du motif omniprésent des chapeaux, qui rappelle les toiles de Degas consacrées à la modiste et les vitrines de Ruth Orkin, on retrouve bien les notes colorées de Saul Leiter.

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"I like the hat", dit Carol à Thérèse, soulignant ainsi l'importance de ce motif fétiche de Saul Leiter dans l'esthétique du film

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des ponctuations chromatiques structurant le champ de la représentation

Cette vision du monde, à mi-chemin entre l’impressionnisme et une sorte d’expressionnisme abstrait, est en harmonie parfaite avec l’univers du film, tel que l’ont conçu scénariste et metteur en scène. Dans la société américaine des années 50, l’amour interdit de Carol et de Thérèse ne peut s’exprimer que par des gestes et des regards qui sont autant de signes à interpréter, d’émotions à deviner : regards, frôlements, silences.
Voir l'univers symbolique de Carol
La voiture, refuge intime, est l'un des espaces privilégiés où les regards s’échangent comme autant de marques d’amour à travers un halo lumineux. Miroirs, vitres et fenêtres servent de cadres sur lesquels les accidents de l’atmosphère (buée, pluie ou neige) rendent au plus près les émotions des personnages.

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Re: Carol : un hommage aux photographes new-yorkais

Messagepar laoshi » 16 Mars 2016, 16:48

Ce film est décidément un chef-d'œuvre ; les photos de Saul Leiter sont une révélation, merci de me les avoir fait découvrir, Patricia !
voici trois images aux limites de l'abstraction, une gageure au cinéma :

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laoshi
 
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Carol : en hommage à Ruth Orkin

Messagepar locipompeiani » 02 Avril 2016, 16:20

Ruth Orkin est l'une des photographes new-yorkaises qui ont inspiré Todd Haynes et Ed Lachman.

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A bicyclette


Pour filmer Carol, Todd Haynes a voulu voir l'Amérique des années 50 et ses personnages à travers un regard de femme. Et c'est d'abord à Ruth Orkin, photojournaliste et cinéaste, qu'il a pensé. Dès l'âge de 17 ans, en 1939, Ruth Orkin a en effet parcouru plus de 2000 miles à bicyclette pour aller visiter l'Exposition Universelle de New York. Elle en a fait un motif obsédant de son univers photographique, symbole d'autonomie et de liberté. Comme elle, Todd Haynes multiplie les perspectives sur cet emblème de la prospérité américaine promise à tous : qu'elle soit vue en plongée, de manière frontale, par derrière, en mouvement, tombée à terre, la bicyclette semble indissociable de Richard, l'immigré en voie d'intégration et d'ascension sociale.

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La bicyclette symbole d'ascension sociale et d'autonomie

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On remarquera, sur les deux images, l'ombre de la bicyclette

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Ruth Orkin : Un Monde à travers ma fenêtre

Ruth Orkin, que l'on voit ici photographiée par Gerry LaPlante, s'est rendue célèbre par l'originalité de ses prises de vue. Elle a saisi de sa fenêtre la vie pittoresque des premiers quartiers qu'elle a habités à New York (Horatio Streetet et W. 88th Street) avant de s'installer définitivement à Central Park West.

Tous les sujets de la vie urbaine l'intéressaient, le va-et-vient incessant des piétons et des voitures dans la rue, mais aussi la transfiguration de la ville par les lumières de la nuit et les saisons dont elle exploré les variations chromatiques.

Ses clichés sont rassemblés dans deux ouvrages tardifs, Un monde à travers ma fenêtre (1978) et Plus de photos de ma fenêtre (1983) ; beaucoup ont inspiré l'univers de Carol.


Ruth Orkin photographiée par Gerry LaPlante, Thérèse à sa fenêtre et vue plongeante sur le trottoir

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Vue plongeante sur la rue dans Carol et Man in rain de Ruth Orkin

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vous remarquerez que les passants ont ouvert leurs parapluies dans Carol... hommage implicite à la photo de Ruth Orkin, Homme sous la pluie

Vues plongeantes et variations chromatiques par Ruth Orkin : l'automne, la neige, la nuit

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Le photoreportage, images de femmes

Jinx Allen et un kiosque de magazines féminins

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En hommage au photojournalisme

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Quand les magazines commencent à utiliser les premières photos en couleurs en 1950, Ruth Orkin est sollicitée pour photographier quelques types de femmes représentatives de la société américaine. Elle propose un cliché de Géraldine Dent faisant son marché au Ladies' Home Journal. C'est le premier cliché en couleur publié en couverture d'un magazine conjuguant raffinement du top model et simplicité de la ménagère. Cate Blanchett reprend l'attitude et le port de tête de cette beauté new yorkaise dans la scène du restaurant en un hommage discret à cette oeuvre.

Carol adoptant le port de tête de Geraldine Dent ; maquillée comme elle, elle arbore, comme elle, une écharpe rouge.

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Plus tard, remettant sa boucle d'oreille après avoir téléphoné de Chicago à Harge, elle reprendra le geste de Lauren Bacall, telle que l'a vue Ruth Orkin pour un autre des journaux de mode auxquels elle a collaboré, Life, Cosmopolitan, Look, ou Esquire.

Carol rattachant sa boucle d'oreille avec le geste de Lauren Bacall

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Mais c'est Thérèse qui incarne dans le film son cliché le plus célèbre, American Girl in Italy, réalisé à Florence en 1951 et publié dans le magazine Cosmopolitan en 1952. Il montre Jinx Allen, alias Ninalee Craig. L'assurance de cette jeune femme bravant fièrement les regards masculins posés sur elle a fait de cette photo une image culte. Elle a été utilisée dans le cadre d'une promotion par Kodak et a fini par devenir très populaire. L'image a souvent été interprétée comme un symbole du harcèlement subi par les femmes :" It's a symbol of a woman having an absolutely wonderful time !" répondra Ninalee Craig dans une interview tardive. Comme le modèle de Ruth Orkin,Thérèse, se jouant des feux rouges, impose sa féminité triomphante dans une ville où circulent essentiellement des hommes sous le regard fasciné de Carol qui l'aperçoit de son taxi.

Une image culte : Thérèse s'emparant de l'espace urbain à la manière de Jinx Allen

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Ninalee Craig a expliqué qu'elle serrait son châle contre elle comme une sorte de bouclier protecteur. La métamorphose de Thérèse en femme émancipée et autonome ne va pas sans une transformation vestimentaire, car si le vêtement féminin entrave avec ses gaines et ses corsets, il permet aussi de garder à distance les hommes et leurs fantasmes de domination : "I saw myself as Beatrice of Dante’s Divine Comedy. You had to walk with complete assurance and maintain a dignity at all times," dira Jinx Allen, alias Ninalee Craig.

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Carol : les premiers motifs de Thérèse

Messagepar locipompeiani » 08 Avril 2016, 17:07

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Les premiers motifs de Thérèse

Comme Ruth Orkin, Esther Bubley, Helen Levitt ou Vivian Maier - dont l'immense talent n'a été découvert qu'en 2007 grâce aux recherches de John Maloof -, Thérèse est d'abord une photographe de rue (Street photographer) à la recherche d'instantanés, de sujets insolites offerts par la ville et la vie moderne.

Réticente à "violer l'intimité des gens", elle a commencé, dit-elle, par photographier "des arbres, des oiseaux, des fenêtres, n'importe quoi", trouvant, comme ses modèles, son inspiration dans les objets et les décors les plus banals de l'environnement urbain.

Significativement, son appareil photo lui-même devient motif dans le film comme il l'était pour les artistes dont s'inspire le cinéaste et la valise que Carol offre à Thérèse est en tout point semblable à celles dans lesquelles Vivian Maier transportait son matériel....


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L'appareil photo offert par Carol et les valises de Vivian Maier

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Esther Bubley, Saul Leiter, Ruth Orkin, Helen Levitt et Vivian Maier

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Thérèse photographe : de l'appareil amateur à l'appareil professionnel en passant par celui du reporter

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Les premiers motifs de Thérèse


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Arbres de Vivian Maier et Central Park d'Esther Bubley au centre

La nature semble inséparable des symboles de la civilisation


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Esther Bubley et Vivian Maier : birds

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Helen Levitt : Scènes de rue à New York

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Vivian Maier : Ecran aveugle, Vitrine de bijoutier, L'Eglise à travers le rideau

On remarquera l'originalité et l'infinie variété des écrans que Vivian Maier interpose entre son regard et la ville de New York. La fenêtre est déjà dans son oeuvre l'instrument d'une vision étrange ou émotionnelle du monde. Le motif formel du cadre et le jeu des écrans sont essentiels à l'esthétique du film de Todd Haynes.

Les photos épinglées au mur de l'appartement de Thérèse et son portfolio révèlent pourtant un sens des instantanés où l'objectif saisit comme par effraction les gestes des gens ordinaires vaquant à leurs occupations et les choses les plus diverses au hasard de la rencontre : une échoppe de coiffeur, un angle de maison, une ombrelle ou des gamins des rues occupés à vendre des sapins de Noël.


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Sujets et découpages insolites

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Des scènes prises sur le vif : photos de Thérèse et, au centre, un sujet cadré par le pare-brise

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Esther Bubley : façade, Coney Island et Vivian Maier : rue et enseignes à New York

Si Thérèse s'excuse d'avoir pris Carol en photo à son insu, c'est qu'elle reproduit le geste des pionnières de la "street photography" parcourant inlassablement les rues de New York pour capturer un petit drame ou une comédie légère, une scène pittoresque, un décor original dans leur immédiateté ou leur spontanéité. "Mouchardant la vérité", comme auraient dit les Goncourt, Helen Levitt utilisait d'ailleurs un viseur à angle droit afin que ses sujets ne s'aperçoivent pas qu'ils étaient photographiés. Quant à Vivian Maier, elle possédait un Rolleiflex, appareil reflex bi-objectif discret qu'elle n'avait pas besoin de porter à hauteur d'œil pour viser.

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Esther Bubley :passagers dans un train, homme lisant le journal, fast food l'Automat

Les photos d'Esther Bubley sont devenues de véritables documents pour l'historien et ... pour un cinéaste comme Todd Haynes. L'Automat qui apparaît à droite dans cette belle photo de nuit a disparu comme les trains de banlieue de la photo de gauche mais on retrouve dans les images de Carol l'ambiance du New York des années 50 qu'elle a si bien rendue à travers ses clichés.

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Train de banlieue et rue de New York la nuit dans Carol


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la scénographie par le cadre

Messagepar locipompeiani » 14 Avril 2016, 17:35


La fenêtre n'est pas seulement l'un des motifs des peintres new-yorkais, elle est aussi l’une des clés structurales de la prise de vue dans le film.

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Au lieu de se contenter de cadrer ses personnages, Todd Haynes filme d'abord le jeu des cadres sociaux et spatiaux dans lesquels ils s'inscrivent. L'espace de Carol est saturé de cadres.

Le cadre symbolise d’abord, à lui seul, l'enfermement des personnages dans les rôles sociaux qui sont les leurs et les frontières qu'ils sont censés ne jamais franchir. Significativement, Thérèse apparaît ainsi comme un objet parmi les objets, comme l'une des poupées qui peuplent la vitrine ; un peu plus tard, Todd Haynes la montre comme prisonnière de son casier, comme enfermée dans une boîte : « je suis en quelque sorte rivée à ce comptoir », dit-elle à Carol...


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    Deux images de l'enfermement de Thérèse : « I am sort of confined to this desk »
Ce jeu de cadres, qui matérialise souvent la "règle des tiers" bien connue des photographes, est un élément structurel essentiel à la compréhension des interactions entre les personnages. Lors de la rencontre de Thérèse et de Dannie au New York Times, le bureau du directeur photo, que nous voyons de l'extérieur, à travers la vitre, est subdivisé en trois zones horizontales et en trois zones verticales par les montants de bois de la cabine et en trois compartiments qui se déploient en profondeur. Todd Haynes a ménagé la place du spectateur juste en avant de la baie vitrée, comme s'il assistait à la scène depuis une autre des alvéoles de la ruche éditoriale.
D'abord séparé de Thérèse par toute la profondeur de la cabine, lui tournant le dos, Dannie va abolir progressivement la distance que lui imposent les conventions envers une jeune femme déjà engagée dans une relation sentimentale.


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    you're attracted to some people and not others [...] It's like physics - bouncing off each other like pin balls.
« Le cadrage, explique Ed Lachman, permet de montrer le milieu dans lequel évolue le personnage. C’est aussi un moyen d’exprimer l’oppression qu’il ressent. Très souvent, la camera se déplace avec lui mais elle s’arrête quand il arrive dans le dernier tiers du cadre, comme s’il ne pouvait aller plus loin. Le spectateur ressent ainsi les barrières auxquelles il se heurte, les contraintes extérieures qui pèsent sur lui et qui entravent sa liberté ».

Comme au théâtre, où le spectateur voit s’ouvrir le rideau de scène, la caméra dévoile progressivement le lieu qui emprisonne le personnage. Carol, peignant sa fille devant sa table de toilette, apparaît ainsi à travers la porte à peine entrebâillée de sa chambre et, quand la caméra s’approche, c’est pour mieux montrer son enfermement dans le cadre redoublé des miroirs latéraux de la glace. Le soleil, entrant largement par la fenêtre, fait seul contrepoint à l’oppression de ce cadre aliénant et ce n’est sans doute pas un hasard si Harge appelle sa fille « Sunshine ».


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    la règle des tiers mise en abyme dans le miroir : at Carol’s vanity ; Carol is brushing Rindy’s hair, as Rindy counts along
Privée de Rindy, Carol apparaîtra comme définitivement prisonnière du cadre dans la scène du repas de famille, une scène digne du Family Life de Ken Loach… Là encore, le mouvement de la caméra participe au dévoilement de la quasi-séquestration de Carol par son mari : le jeu des verticales, les lourdes boiseries qui semblent la prendre en tenaille, les grilles de fer forgé des fenêtres et du vaisselier, tout souligne la claustration dont elle est victime.

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    Family Life : “More mashed potatoes, Carol? Yes - Thanks. They’re delicious.”
On retrouve cette obsession du cadre à l'intérieur de l'image dans toutes les scènes à forte dimension émotionnelle : la porte entr'ouverte dans laquelle apparaît Carol souligne sa surprise lorsque Harge fait littéralement irruption dans la maison, on la sent comme prise en faute ; de même, la gêne de Thérèse, témoin involontaire d'une scène de ménage violente entre Harge et Carol, s'exprime à travers un cadrage fragmenté :

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    “Harge. What’s wrong ? Nothing. Does there have to be a problem for me to visit my wife?”
Même fragmentation de l'espace visuel lors de la tentative d'intrusion de Harge chez Abby et lors de l'entrevue de Carol avec son avocat : ici, c'est la force psychique du personnage qui est ébranlée par l'annonce brutale de l'injonction... Toutes les défenses de Carol semblent se lézarder à cette nouvelle avec laquelle le drame franchit un seuil décisif : Carol va devoir faire un choix entre sa fille et la femme qu'elle aime.

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    “She’s still my wife, Abby. - Well, that’s some way of showing it, Harge - slapping her with an injunction. I’m closing the door.”
La scénographie du cadre redouble les éléments les plus ténus du drame comme on le voit dans la scène de la soirée chez les Harrisson. D'abord filmées dans le même cadre, Carol et Jeanette, qu'unit une sorte de complicité mondaine, s'éloignent l'une de l'autre lorsque la conversation se fait plus personnelle et que Carol affirme sa volonté d'échapper à un monde qui finalement reste celui de Harge, malgré la sympathie qu'elle éprouve pour Jeanette. A la volonté de solitude et d'indépendance affirmée par le dialogue correspond l'image de Carol seule devant la fenêtre.

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    “- I don't know. I might get away by myself. At least for a few days.”
A l'inverse, Carol et Thérèse, séparées l'une de l'autre par le montant vertical du pare-brise comme elles viennent de l'être par le détective, sont réunies dans le même cadre lorsque Carol, arrêtant la voiture pour rassurer Thérèse, réaffirme sa liberté contre l'interdit.

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    “I - I should have said no to you. [...]. I took what you gave willingly. It's not your fault, Therese - Alright ?”
Episode décisif, Carol dans le taxi qui la mène vers le cabinet de son avocat pour l'ultime tentative de conciliation avec Harge, aperçoit tout à coup Thérèse à l'angle de la 41ème rue et de Broadway ; bouleversée par cette rencontre fortuite, elle suit la jeune femme des yeux tandis que le plan se resserre sur son visage et sur son regard.

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    Carol suddenly spots her. The taxi starts to move. Carol looks back over her shoulder through reflections.
Le cadre traduit donc au plus près les sentiments des personnages. Étrangère à la scène à laquelle elle participe, Thérèse est vue à distance, à travers les fenêtres de Phil. Un large bandeau noir sépare les deux fenêtres éclairées ; il symbolise non seulement le deuil que Thérèse vient de faire de son amour mais encore sa fracture intérieure : Thérèse n'est là qu'en position d'observatrice, elle semble se voir de l'extérieur comme dissociée d'elle-même.

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    Therese can’t hold Genevieve’s gaze, something about its boldness draws her away from the moment, from the party....
Le cadre souligne enfin les épisodes qui se répondent, en écho, à travers le film. Ainsi, par exemple, à "l'enlèvement" de Thérèse par Carol répond celui de Rindy par Harge. Dans les deux cas s'accomplit une rupture irréversible non seulement dans le temps mais aussi dans l'ordre "naturel" des choses : l'ordre "naturel", c'est que Thérèse soit avec Richard et Carol avec sa fille mais l'amour en décide autrement, pour le meilleur et pour le pire !

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    l'enlèvement de Thérèse par Carol et celui de Rindy par Harge
De même, à la scène du Motel où l'on voit Carol et Thérèse au seuil de leur amour, incapables encore d'oser la transgression qu'elles désirent l'une et l'autre, correspond la scène de Waterloo où Carol s'apprête à franchir le pas...

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    Thérèse et Carol au seuil de la transgression : jeu de miroirs
Bien cordialement,
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La fenêtre et ses écrans : de Monet à Todd Haynes

Messagepar locipompeiani » 08 Mai 2016, 17:54

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    Fenêtres de Saul Leiter et une vue de Carol

Les paysages urbains de Carol, vus à travers des vitres aux transparences incertaines, avec leurs reflets parasites, leurs miroitements insolites, leurs brouillages par la buée, la neige ou la pluie, sont un hommage au monde flottant de Saul Leiter et aux peintres qui l’ont inspiré. Par-delà Marquet et Bonnard qui, comme Matisse, ont fait de la fenêtre un motif privilégié de leur travail, c’est à Monet et à Zola qu’il faut remonter pour saisir l’origine et les enjeux de cette esthétique paradoxale de la transparence.


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    Marquet, Persiennes, Zola, la théorie des écrans, et Bonnard

Monet est en effet sans doute le premier qui ait représenté le monde à travers les déformations que lui font subir les fenêtres, non seulement par leurs montants, qui interrompent et découpent arbitrairement le motif, mais encore par l’épaisseur du verre et les reflets capricieux de la vitre. Partageant les réflexions que Zola développait en 1864 dans une lettre à Valabrèque, il fait de la fenêtre tout à la fois le sujet et l’« écran » de sa toile, La Capeline rouge, un portrait de Camille sous la neige (1870 ? 1873). Mieux, il démultiplie les jeux du regard ; car, si nous voyons Camille au travers de la fenêtre, depuis l’intérieur de la pièce, comme le peintre, Camille regarde elle aussi à travers la fenêtre, de l’extérieur de la pièce vers le spectateur cette fois comme Thérèse cherchant Carol du regard derrière la vitre souillée du restaurant…


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    Monet, La Capeline rouge, Thérèse derrière la fenêtre du restaurant, et Femme vue à travers une fenêtre, de Saul Leiter

Cette image, emblématique de la réflexion de Todd Haynes sur la représentation, s’inscrit parfaitement dans l’univers intellectuel et artistique de l’époque à laquelle est censée se dérouler l’intrigue de Carol. On pense, bien sûr, aux titres des recueils de Ruth Orkin, A World Through My Window et More Pictures From My Window, mais aussi aux théories de la perception alors en vogue. Car les arts visuels des années 50 portent la marque de la phénoménologie. Sartre et Merleau-Ponty ont montré que la vision, loin d'être un enregistrement passif du réel, supposait un choix actif du spectateur : voir, c'est toujours "tendre vers" un objet, et, pour ce faire, effacer la présence objective de tout ce qui l'entoure, de tout ce qui lui fait obstacle, de tout ce qui est là mais qui ne répond pas à mon attente, à mon "projet" perceptif.


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    ..................................................................................................................................... Neige, de Saul Leiter

Todd Haynes n'a cessé de filmer cette "intentionnalité", cette "tension" du regard sans laquelle nous ne verrions rien parce que nous verrions tout. Comme Saul Leiter, comme Vivian Maier, il a fait de cette surabondance de motifs le filtre d'une poésie onirique :

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    un chaos visuel : la vitrine du photographe dans Carol et Au téléphone de Saul Leiter

halos mouillés des néons et des feux rouges, phares qui transpercent la nuit en mille éclats vermeils, tohu-bohu des formes qui se superposent et s’enchevêtrent, flou des vitres et des vitrines, tout concourt à déstructurer la représentation, à créer un puzzle surréaliste de motifs colorés que l'œil cherche parfois en vain à décrypter : "Capture the world", "Capturez le monde", dit une publicité pour les appareils photos CANON présentés en vitrine en manière de défi...


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    le tohu-bohu des reflets au Motel de Waterloo dans Carol et Autoportrait, de Vivian Maier


Les mises au point de Thérèse photographiant Carol, les regards anxieux de Carol suivant des yeux Thérèse au milieu de la foule à travers la vitre de son taxi sont l'emblème de cette focalisation inconsciente par laquelle nous choisissons de mettre les fonds ou les premiers plans à distance pour nous approprier le motif ou la forme recherchés.

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    Carol sous le regard de Thérèse

Et ce regard est toujours chargé d’affectivité. Le premier regard de Thérèse transperce la foule qui se presse au rayon des jouets pour "capturer" l'image de Carol au fond du magasin et son dernier regard traverse le défilé incessant des clients du restaurant pour capter celui de la femme qu'elle aime. Le ralenti traduit à la fois l’angoisse de Thérèse, terrifiée à l’idée que Carol aurait déjà pu quitter le restaurant du Oak Room, et cette mise entre parenthèses des choses et des êtres environnants par le désir et la tension psychique. Chacun en a fait l'expérience : ce qu'il voit en arrivant le premier à un rendez-vous, ce ne sont ni les clients attablés devant leur verre, ni les serveurs virevoltant entre les tables, ce qui lui saute aux yeux, c'est l'absence de celui ou de celle qu'il attend. Thérèse, les yeux fixes, est l'image emblématique de cette attente, qui donne à l'absence une présence paradoxale.

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    les lunettes de soleil de Carol et le regard ébloui de Thérèse

Il faut avoir la naïveté du détective privé qui espionne Carol et Thérèse pour croire que l'on voit le monde à travers des lunettes parfaitement transparentes : "So cold my glasses’ve fogged clear over" : "il fait si froid qu’il n’y a plus de buée sur mes lunettes", dit-il à Thérèse. A l'opposé de ce regard froid, glacial, sans autre projet que d’accomplir consciencieusement son métier de mouchard ("I am a professional, Miss Belivet. It’s nothing personal"), s'oppose celui de Carol, derrière ses lunettes noires, et celui de Thérèse, ébloui de soleil. Pour le sémiologue qu'est Todd Haynes, le détail n'est pas anodin : la joie de Carol, privée de Rindy, que son père appelle "Sunshine", est toujours mêlée de souffrance tandis que Thérèse rayonne de bonheur.

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    les vitres réfléchissant la souillure et la menace du regard social
Le génie de Todd Haynes est d'avoir fait de la fenêtre ou de la vitrine un écran au double sens du terme. Prisme de la perception par sa matérialité même, elle est tantôt l'écran protecteur qui s'interpose entre les personnages et le monde, tantôt le miroir menaçant sur lequel se projette un environnement hostile, tantôt l'espace de projection de leur intériorité :

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    des gouttes de pluie irisées de lumière à la manière de Saul Leiter

des gouttes de pluie irisées de lumière pleurent toutes les larmes que ne verse pas Thérèse dans le taxi qui la mène chez Phil, au tout début du film ; les reflets des arbres et de la nature sur les vitres de la voiture roulant au soleil disent la joie de deux femmes devenues "seules au monde" par le miracle de l'amour ; ceux qui brouillent les frontières du dedans et du dehors au Motel de Waterloo mettent en abyme le viol de leur intimité par le détective comme le chaos de la vitrine du photographe traduisait le chaos émotionnel de Carol après l'injonction la privant de Rindy mais l'invitant au voyage ; les fenêtres des immeubles qui se reflètent sur la vitre du taxi avant l'ultime tentative de conciliation symbolisent la menace que la société fait peser sur les passions interdites ; les vitres salies à travers lesquelles Carol, écrivant à Thérèse, voit les rues de New York réfléchissent la souillure de ce regard social...

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    Todd Haynes et les transparences incertaines des fenêtres de Saul Leiter


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New York dans Carol : l'influence du photoreportage

Messagepar locipompeiani » 14 Septembre 2016, 17:00

Le photojournalisme et le regard des femmes-photographes, dont participe celui de Thérèse, constituent, avec le pictorialisme de Saul Leiter, d’évidentes sources d’inspiration pour Todd Haynes décrivant l'american way of life des années 50.

L’image de Carol tournant avec élégance une sauce dans sa cuisine démarque les photos des magazines féminins qui exaltent le rôle des maîtresses de maison, celles des classes moyennes, comme la ménagère de Ruth Orkin, celles de la bourgeoisie, comme Todd Haynes l’avait déjà admirablement montré dans Far from Heaven :

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Carol dans sa cuisine et la ménagère américaine vue par Esther Bubley

Pourtant, dans l’Amérique des années 50, les femmes ne sont plus confinées à l’intérieur du foyer et, si rares sont encore celles qui conduisent leur voiture décapotable comme Abby ou qui s’attablent devant un apéritif dans les cafés, elles ont massivement investi l’espace urbain.

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Abby et Carol prenant l'apéritif dans un café inspiré de Bruce Wrighton

Comme Esther Bubley ou Vivian Maier saisissant les anecdotes de la rue, Todd Haynes isole des physionomies singulières dans la foule anonyme des clientes et des passantes qui se pressent sur les trottoirs ou dans les allées du grand magasin.

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images de femmes par Esther Bubley et Vivian Maier, images de femmes par Todd Haynes dans Carol

Le portrait de barbier de Thérèse, tout droit sorti des clichés d’Esther Bubley, témoigne d’une sensibilité originale des femmes-photographes à la vie des humbles et aux rituels infimes de la sociabilité populaire.

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Esther Bubley, Barber's shop, et le cliché de Thérèse

L’attention que Todd Haynes porte à l’enfance, comme on l’a déjà vu dans la scène des graffitis, doit sans doute beaucoup à cette spécificité du photoreportage féminin. Tandis que les images de Rindy, choyée, cajolée, évoquent les petits privilégiés dont Vivian Maier a si souvent fait le portrait, les gamins des rues ou les vendeurs de sapins de Noël rappellent les jeunes déshérités d’Helen Levitt ou les enfants rebelles d’Esther Bubley, livrés à eux-mêmes ou condamnés au travail précoce.

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les gamins d'Helen Levitt et ceux de Todd Haynes dans Carol

Mais pour Todd Haynes comme pour les artistes dont il s'inspire, il ne s'agit pas seulement de reportage : les poteaux aux spirales bicolores signalant les échoppes et les étals en plein air, les lettres blanches des réclames peintes à même les façades de briques rouges ou les lettres d’or ornant les devantures, les flammes des néons zébrant la nuit ou les objets en montre dans les vitrines dessinent un réseau de motifs décoratifs, qui dépasse, de très loin, le simple documentaire.

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les petits métiers et leurs motifs décoratifs, de Ruth Orkin et Saul Leiter à Todd Haynes

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Les lumières de la ville vues par Saul Leiter, Ruth Orkin et Todd Haynes

Les escaliers de fer grimpant ou dégringolant le long des façades, typiques de l'architecture métallique, scandent l'œuvre de Todd Haynes comme celles des photographes ; censées assurer la sécurité des habitants, qui peuvent les emprunter en cas d'incendie, elles donnent à la ville, telle que l'a vue Vivian Maier, un cachet angoissant:

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Les escaliers de fer de Vivian Maier et ceux de Todd Haynes : la ville entre angoisse et sécurité

Emblèmes de la société de consommation naissante et natures mortes insolites abondent dans le film comme dans les clichés de l'époque. Les poupées dont Thérèse fait l'inventaire chez Frankensberg et les mannequins nus du magasin Fox, dont nous avons déjà parlé à propos de Hopper, évoquent les vitrines peuplées de mannequins d'enfants de Vivian Maier :

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les mannequins d'enfants de Vivian Maier et les poupées de Carol, emblèmes de la société de consommation naissante

Si Todd Haynes fait un gros plan sur la poubelle dans laquelle Thérèse jette le révolver de Carol, c’est sans doute en hommage à celles de Vivian Maier, images inversées de la production de masse, et à Esther Bubley, qui explorait déjà les stéréotypes du genre à travers les images jumelles du pistolet et de la poupée ; mais, tandis que Vivian Maier jetait les poupées, emblèmes de l'aliénation de la petite fille, à la poubelle, c'est le pistolet, fétiche de la domination masculine, que Thérèse jette au rebut :

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une poubelle de Vivian Maier, les stéréotypes de l'enfance vus par Esther Bubley et l'image de Thérèse jetant le pistolet de Carol

Si le Don’t walk de Saul Leiter est l’image matricielle de tous les symboles de l’interdit qui jalonnent les chemins de la liberté dans Carol, il est aussi l'une des figures majeures du mobilier urbain de l'Amérique moderne vouée au culte de la voiture ;

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L'hommage de Todd Haynes au Dont'walk de Saul Leiter dans Carol

La Ford décapotable d'Abby, la voiture avec chauffeur de Harge, la Packard de Carol déclinent quelques-unes des marques les plus prisées des années 50 et c’est un motif de Ruth Orkin, lui-même tout droit sorti, sans doute, de Hopper, qui inspire l’image-cadre du pare-brise, omniprésente dans le film :

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Le pare-brise de Ruth Orkin et l'image-cadre omniprésente dans Carol

Dans Carol comme dans les photographies de Saul Leiter, les taxis, moyens de transport privilégiés des classes moyennes et, à l'occasion, des citadins fortunés, égayent les rues de leurs couleurs vives et de leurs chromes étincelants :

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le taxi de Saul Leiter et celui de Todd Haynes

Quant aux autobus, essentiels aux déplacements des classes populaires, ils imposent leurs lourdes silhouettes dans le flot ininterrompu de la circulation :

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les lourdes silhouettes des bus vus par Saul Leiter et par Todd Haynes

Il n'est pas jusqu'à la camionnette de la poste, US MAIL ou au camion de livraison rouge garé près de la boutique où Carol achète un appareil CANON pour Thérèse, qui ne soient, eux aussi, empruntés aux photographes. La première apparaît dans le portfolio que Todd Haynes a consitué pour créer l'univers visuel de Carol, le second, directement inspiré de Saul Leiter, était déjà présent dans Far From Heaven (nous y reviendrons).

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le camion rouge de Saul Leiter et celui de Todd Haynes

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US MAIL, une image présente dans le portfolio préparatoire de Todd Haynes et la camionnette de la Poste dans Carol


Quant aux banlieusards, ils doivent se contenter du métro et des trains : Todd Haynes leur consacre, outre la première séquence du film, la scène où Thérèse, rentre de sa visite calamiteuse dans le New Jersey ; le wagon est partagé en deux rangées de voyageurs : ceux de droite, vus de dos, comme ceux de Saul Leiter, sont enfermés comme elle, dans une solitude désespérée :

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Les banlieusards de Saul Leiter, enfermés dans la plus haute des solitudes, et ceux de Carol

Le téléphone public, élément essentiel de la modernité des années 50, est l'une des techniques-phares de cette société pourtant en proie à une incommunicabilité grandissante.

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le téléphone public de Saul Leiter et celui de Carol, un élément essentiel de la modernité des années 50

Le téléphone est précisément dans Carol l'un des symboles majeurs de cette incommunicabilité : que la conversation soit interrompue par l'arrivée inopinée d'une bande de fêtards après le dimanche calamiteux du New Jersey ou que Carol, visée par une "enquête de moralité", se sente contrainte de raccrocher tant avec Harge qu'avec Thérèse, le téléphone ne joue guère son rôle dans le film que dans les relations professionnelles...


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Vidéo : en hommage à Ruth Orkin photographe et cinéaste

Messagepar locipompeiani » 22 Mai 2017, 08:04

Pour ceux qui sont pressés, voici une petite synthèse, en vidéo, de l'influence de Ruth Orkin sur Todd Haynes dans Carol



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Carol : les femmes photographes en majesté

Messagepar locipompeiani » 05 Juin 2017, 07:07

Pour ceux qui sont pressés, voici une petite synthèse, en vidéo, sur l'influence des femmes photographes dans Carol



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L'influence de Saul Leiter sur l'esthétique de "Carol"

Messagepar locipompeiani » 17 Juin 2017, 07:33

Pour ceux qui sont pressés, voici une petite synthèse, en vidéo, sur l'influence de Saul Leiter sur l'esthétique de Carol



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