Pourtant, la nécessité fantasmatique de la rencontre amoureuse est une nécessité paradoxale : pour le sujet amoureux, l’amour ne saurait être que l’expression la plus haute de sa liberté. Il lui serait tout aussi insupportable de voir son histoire réduite au déterminisme psychologique ou sociologique que de la voir réduite aux jeux du hasard : quiconque lui dirait que ses origines géographiques et familiales, sa classe sociale, son milieu professionnel et ses traumatismes infantiles l’ont inéluctablement, mathématiquement, conduit vers tel amour plutôt que vers tel autre le blesserait au plus profond de lui-même. Il lui faut donc conjurer les deux écueils que sont le hasard et la nécessité, les annuler l’un par l’autre, les sublimer dans une « histoire » qui conjugue les formes contradictoires de la contingence et des lois implacables de la nature : « nous étions faits l’un pour l’autre », disent les amants, et les mythes, qui font de l’amour une prédestination, un sortilège, un philtre magique qui unit les amants en dehors de leur volonté, ne disent pas autre chose.
Cette métamorphose du hasard en nécessité et de la nécessité en liberté s’accomplit dans l’ordre du récit qui accompagne le flash-back de Carol. Inscrite dans une série d’événements ordonnés, la rencontre échappe au hasard qui a présidé à son avènement, comme l’écrit Barthes, elle s’inscrit dans « le tunnel éblouissant de l’amour » dont le film donne l’image explicite ; cet éblouissement commence avec la « capture » du regard qui aimante l’une vers l’autre Thérèse et Carol : instantanément « ravies » à elles-mêmes, elles sont entraînées dans un parcours dont les étapes ne font que confirmer leur union prédestinée ; c’est ce que Barthes appelle « l’étourdissement d’un hasard surnaturel », « l’ordre (dionysiaque) du Coup de dés », bel oxymore unissant les dérèglements de l’ivresse amoureuse et l’implacable nécessité du hasard… « L’amour est enfant de Bohème, il n'a jamais, jamais connu de lois », dit Carmen….

Barthes dans Fragments d'un discours amoureux a écrit: RENONTRE
“ Qu’il était bleu, le ciel ”
RENCONTRE. La figure réfère au temps heureux qui a immédiatement suivi le premier ravissement, avant que naissent les difficultés du rapport amoureux.
Bien que le discours amoureux ne soit qu’une poussière de figures qui s’agitent selon un ordre imprévisible […], je puis assigner à l’amour, du moins rétrospectivement, imaginairement, un devenir réglé : c’est par ce fantasme historique que parfois j’en fais : une aventure. La course amoureuse paraît alors suivre trois étapes (ou trois actes) : c’est d’abord, instantanée, la capture (je suis ravi par une image) ; vient alors une suite de rencontres (rendez-vous, téléphones, lettres, petits voyages), au cours desquelles j’ « explore » avec ivresse la perfection de l’être aimé, c’est-à-dire l’adéquation inespérée d’un objet à mon désir : c’est la douceur du commencement, le temps propre de l’idylle. Ce temps heureux prend son identité (sa clôture) de ce qu’il s’oppose (du moins dans le souvenir) à la « suite » : « la suite », c’est la longue traînée des souffrances, blessures, angoisses, détresses, ressentiments, désespoirs, embarras et pièges dont je deviens la proie, vivant alors sans cesse sous la menace d’une déchéance qui frapperait à la fois l’autre, moi-même et la rencontre prestigieuse qui nous a d’abord découverts l’un à l’autre. […]
La rencontre irradie ; plus tard, dans le souvenir, le sujet ne fera qu’un moment des trois moments de la course amoureuse ; il parlera du « tunnel éblouissant de l’amour ».
[…]
Dans la rencontre, je m’émerveille de ce que j’ai trouvé quelqu’un qui, par touches successives et à chaque fois réussies, sans défaillance, achève le tableau de mon fantasme […]
C’est une découverte progressive (et comme une vérification) des affinités, complicités et intimités que je vais pouvoir entretenir éternellement (à ce que je pense) avec un autre, en passe de devenir, dès lors, « mon autre » : je suis tout entier tendu vers cette découverte (j’en tremble), au point que toute curiosité intense pour un être rencontré vaut en somme pour de l’amour […]
La Rencontre fait passer sur le sujet amoureux (déjà ravi) l’étourdissement d’un hasard surnaturel : l’amour appartient à l’ordre (dionysiaque) du Coup de dés.