Terreur dans l'Hexagone

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Terreur dans l'Hexagone

Messagepar locipompeiani » 08 Janvier 2016, 18:16

Terreur dans l'Hexagone

« Le carnage du vendredi 13 novembre 2015, perpétré par des tueurs liés à Daesh, l’“État islamique”, dix mois à peine après la tragédie de Charlie Hebdo et de l’Hyper Cacher, les 7 et 9 janvier, vient brutalement confirmer les analyses de Terreur dans l’Hexagone, Genèse du djihad français, dont Gilles Kepel était en train de corriger les épreuves. Au lendemain de cette seconde manifestation majeure du djihad en France, retour sur les thèses et l’argumentaire d’un livre d’analyse et d’érudition qui vient éclairer l’actualité la plus terrible de notre pays.
Pendant les dix ans qui séparent les émeutes de l’automne 2005 des attentats de 2015 contre Charlie Hebdo et l’Hyper Cacher puis le Bataclan et le Stade de France, la France voit se creuser de nouvelles lignes de faille. La jeunesse issue de l’immigration postcoloniale en constitue le principal enjeu symbolique. Celle-ci contribue à la victoire de François Hollande aux élections de 2012. Mais la marginalisation économique, sociale et politique, entre autres facteurs, pousse certains à rechercher un modèle d’“islam intégral” et à se projeter dans une “djihadosphère” qui promeut la rupture avec l’Occident “mécréant”. Le changement de génération de l’islam de France et les mutations de l’idéologie du djihadisme sous l’influence des réseaux sociaux produisent le creuset d’où sortiront les Français exaltés par le champ de bataille syro-irakien. En 2015, plus de huit cents d’entre eux le rejoignent et plus de cent trente y trouvent la mort, sans compter ceux qui perpètrent leurs attentats en France.
Dans le même temps, la montée en puissance de l’extrême droite et les succès électoraux du Front national renforcent la polarisation de la société, dont les fondements sont aujourd’hui menacés de manière inédite par ceux qui veulent déclencher, dans la terreur et la désolation, la guerre civile. C’est à dénouer les fils de ce drame qu’est consacré ce livre.



Gilles Kepel a écrit:

Vous affirmez l’existence d’un djihad spécifiquement français…

J’ai passé une partie de ma carrière à étudier le djihad à l’extérieur de la France, l’autre partie à étudier les phénomènes d’affirmation islamique en banlieue. Les deux se conjuguent désormais pour donner naissance à ce que j’appelle le « djihad français ». À la suite des révolutions arabes et de la déréliction du Moyen-Orient, et parce que les promesses faites au lendemain des émeutes de 2005 n’ont pas été tenues, un certain nombre de jeunes de nationalité française, nés en France, voire récemment convertis à l’islam « intégral », ont décidé de rompre avec la société française, de la détruire. Souvent après être passés par la prison dans notre pays, certains sont partis en Syrie pour réaliser une sorte d’idéal qui passe par l’égorgement, des impies, des mécréants et des apostats. Puis ils reviennent en Europe pour se livrer aux exactions que l’on connaît, le cas de Mehdi Nemmouche, l’auteur de la tuerie du Musée juif de Bruxelles, le montre très bien, et le 13 novembre le pousse au paroxysme : au moins quatre des assassins revenaient de Syrie, via la Belgique.
Ce livre porte à la fois sur la genèse du djihad français, mais aussi sur le djihad français comme analyseur. Je l’ai appelé « français » parce que c’est un livre sur la France. En étudiant ce qui est en train de se passer dans notre pays à travers le prisme du djihad français, on peut comprendre beaucoup plus qu’en se limitant aux questions proprement intra-islamiques. On peut essayer de réfléchir à la crise de notre société, aux moyens à mettre en œuvre pour s’en sortir.

La première partie du livre, « L’incubation », commence avec les émeutes de 2005. Le vrai point de départ ne serait-il pas l’affaire Kelkal, dix ans plus tôt ?

Rétrospectivement, il y a plusieurs points de départ. En particulier la « Marche des beurs » de 1983, qui n’aboutit pas à l’entrée en politique de cette ethno-génération nouvelle. Ce n’est qu’avec les émeutes de 2005 que l’on assiste à l’irruption de celle-ci sur la scène publique, qu’elle réclame son intégration dans la société française. Entre-temps, on a perdu vingt ans pendant lesquels il y a eu, justement, l’affaire Kelkal, qui était d’une certaine manière la projection sur le territoire de l’Hexagone de la guerre civile en Algérie.
Il faut noter aussi que l’affaire Merah, qui marque la réapparition du djihad en France, se produit de manière terrible à un moment absolument symbolique, le 19 mars 2012, jour exact du cinquantenaire de la mise en œuvre des accords d’Évian, le 19 mars 1962. On ne peut pas comprendre ce djihad français si on ne le met pas en perspective avec ce que j’appelle la dimension rétrocoloniale. C’est-à-dire le retour du refoulé colonial : un certain nombre de jeunes, d’origine algérienne en particulier, vouent à la France, ancienne puissance coloniale, une haine terrible et veulent la mettre à genoux, comme l’ont dit textuellement certains proches de Merah.

Pourtant un certain nombre de djihadistes français ne sont pas issus de l’immigration, ni même des cités…

Malgré une tradition de monarchie absolue, de jacobinisme, de culte de l’État, la France reste un pays très clivé depuis l’opposition entre girondins et montagnards sous la Révolution. Nous avons longtemps connu un parti communiste très fort qui fonctionnait comme un élément de socialisation des oppositions radicales. Après l’effondrement du communisme et du gauchisme, le djihad a réussi, d’une certaine manière, à saturer une grande partie de ce champ.
À cet égard, j’ai reçu du terroriste Carlos, incarcéré à Poissy, une lettre très significative que je cite dans le livre. Il explique que les djihadistes sont en train de gagner la guerre psychologique que lui-même avait voulu mener au service de la cause palestinienne, contre le sionisme et l’impérialisme. De la même façon, il est très frappant de constater que Soral et Dieudonné, pour ne citer qu’eux, sont poreux à cette logique antisioniste de l’islamisme, même s’ils sont plutôt pro-Iraniens et pro-Syriens.
Par-delà sa dimension strictement islamique et par rapport à d’autres mouvements radicaux extrémistes d’opposition, il mange dans l’extrême droite et dans l’extrême gauche, ce qui explique en partie l’importance des conversions. Un tiers des gens qui partent pour la Syrie sont des convertis, une proportion inouïe.

Pour certains, ces djihadistes seraient les nouvelles Brigades internationales. Qu’en pensez-vous ?

Ce sont des âneries proférées par de pseudo-historiens ! Les Brigades internationales étaient porteuses d’un autre type d’idéal ! Elles ne se livraient pas aux exactions monstrueuses dont se rendent coupables Daesh et le Front al-Nusra, à publiciser leur recherche de la cruauté. Les massacres de la guerre d’Espagne n’avaient pas cette dimension. Il n’y avait pas non plus l’objectif du retour vers le pays d’origine pour le détruire en l’ensanglantant.

L’écrivain algérien Boualem Sansal a déclaré que « l’Occident n’oppose aucune idéologie aux islamistes sinon celle du fric, qui n’est pas assez tentante ». Qu’en pensez-vous ?

Il n’a pas complètement tort. Aujourd’hui, les islamistes radicaux, les djihadistes en particulier, donnent à certains le sentiment qu’ils sont porteurs, aussi paradoxal que cela puisse paraître, d’un idéal, de la perspective de se dépasser. Quels que soient les massacres commis, on les commet pour remettre la société sur pied. Je pense que ça ne va pas durer, les décapitations et autres sont trop monstrueuses. Et, le 13 novembre, les massacres à l’aveugle ont aussi touché des jeunes originaires de l’immigration dans les Xe et XIe arrondissements, ceux-là mêmes que Daesh s’efforce d’embrigader dans son djihad antifrançais. Mais on voit à quel point la crise économique et sociale européenne et surtout, selon moi, la nullité de nos élites politiques, des partis qui sont devenus des coquilles vides, créent un immense gouffre. La société risque de se voir prise entre l’enclume du Front national et le marteau djihadiste.

Vous parlez d’un « djihadisme de troisième génération »…

Ce que j’appelle le « djihadisme de troisième génération » constitue le phénomène le plus frappant de ces dernières années. Ce n’est plus le djihad en Afghanistan des années 1980, mis en œuvre par la CIA et financé par l’Arabie saoudite. Ce n’est plus le djihad pyramidal de Ben Laden, qui avait payé les billets d’avion et les cours de pilotage des terroristes du 11 Septembre. C’est un terrorisme réticulaire, en réseau, théorisé par un ingénieur syrien qui a fait ses études en France, Abu Musab al-Suri. En 2005, précisément l’année des émeutes, il publie un énorme volume sur le Web, l’Appel à la résistance islamique mondiale. Il explique que c’est à partir de l’Europe, ventre mou de l’Occident, et en recrutant parmi les jeunes « mal intégrés », issus de l’immigration et nouveaux convertis, qu’il faut lancer l’offensive majeure contre l’Occident.
Il ne pouvait pas prévoir que les « printemps arabes » allaient développer des champs de bataille du djihad aux portes de l’Europe à partir de 2010. Ni que la radicalisation allait se développer en France dans l’incubateur carcéral. Pendant près de dix-sept ans, de 1995 à 2012, la France ne connaît pas d’attentat, mais toutes les générations djihadistes se retrouvent mélangées dans les prisons françaises. L’exemple de Fleury-Mérogis est incroyable : Djamel Beghal, activiste d’al-Qaida, est à l’isolement au quatrième étage, mais communique sans problème par la fenêtre avec Kouachi et Coulibaly, incarcérés à l’étage en dessous. Tout cela sous le nez des autorités françaises qui n’y comprennent rien.
En effet, ce livre est aussi l’histoire de la faillite des élites françaises, qui méprisent totalement le travail universitaire et la connaissance des orientalistes. Elles se sont trouvées confrontées à un phénomène qui s’est déroulé dans les institutions contrôlées que sont les prisons de la République et n’ont absolument pas su en tirer la leçon.

Vous voulez dire que personne n’a pris au sérieux les théories d’al-Suri ?

Si, les universitaires et les chercheurs. J’en ai traduit une partie, des collègues norvégiens et américains aussi, mais ça n’a eu aucun écho. Je le répète, les élites politiques françaises se montrent incapables de comprendre ce qui se passe dans la société, d’avoir la modestie d’aller chercher le savoir en dehors d’elles-mêmes. Le phénomène de l’expansion djihadiste est en ce sens indissociable de celle de l’extrême droite, qui vient en miroir. Du reste, al-Suri appelle de ses vœux la radicalisation des sociétés européennes dans une logique qu’il appelle « islamophobe », afin que les musulmans modérés, qui n’ont rien à faire avec le djihad, finissent par se ranger sous la bannière des djihadistes, considérant que ceux-ci seront les seuls à les défendre. Cette perspective de faille dans nos sociétés, de guerre civile même, est proprement effrayante. Malheureusement, si rien n’est fait pour la contrer, elle n’est pas inenvisageable.





Entretien réalisé avec Gilles Kepel à l'occasion de la parution de Terreur dans L'Hexagone.

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Patricia Carles
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