L’image de cette grille est à l’évidence porteuse de sens : Carol est l’histoire d’une transgression, d’un amour qui défie toutes les barrières sociales et psychologiques. Mais bientôt, le plan bascule à l’horizontale sur la bouche d’aération du métro et l’on découvre le souterrain d’où émerge, avec les fumées du train, la foule des banlieusards sortant de la station de LEXINGTON et de la 59ème Avenue. Tandis que la musique semble inlassablement revenir sur elle-même, hantée par un motif circulaire, la caméra s’attarde sur une ombre, puis sur l’image fragmentaire de chaussures et de jambes qui se pressent vers la rue. Emblème des pulsions enfouies qui font irruption à la surface malgré la puissance des interdits, cette topographie métaphorique est relayée par la présence, au restaurant, d’un sosie très convaincant de Freud.
La grille des interdits et un sosie de Freud, le père de la psychanalyse
On remarquera d’ailleurs qu’une balustrade sépare la salle du restaurant du bar, comme si Todd Haynes multipliait les clins d’œil à la fameuse « topique » dans laquelle Freud compare l’appareil psychique à un appartement de trois pièces en enfilade dont la pièce d’apparat, la conscience, est protégée des solliciteurs qui se pressent dans l’antichambre (les désirs interdits) par un gardien intransigeant (la censure). Qu’un maître d’hôtel tente d’empêcher Thérèse de pénétrer dans la salle de restaurant pour rejoindre la femme qu’elle aime envers et contre tout, à la fin du film, est sans doute un avatar de cette architecture symbolique qui structure tout l’espace de Carol.
Il vaut la peine ici, de relire le scénario :
Le maître d’hôtel : Vous avez une réservation ?
Thérèse : Je cherche quelqu’un…
Le maître d’hôtel : Je suis désolé, Madame, je ne peux vous installer sans…
Il est toujours question de franchir des seuils dans Carol et de montrer patte-blanche pour ce faire : “your landlady let me in”, « votre logeuse m’a laissé entrer », dit Carol en arrivant chez Thérèse. Ici, comme l’écrit Phyllis Nagy, « Therese passe outre et balaye la foule du regard. Personne. Mais tout à coup, presque imperceptible d’abord, elle aperçoit du coin de l’œil, tout au fond de la pièce, la tête d’une femme blonde renversée dans un éclat de rire. La femme semble enveloppée ou protégée par un nuage de fumée lumineuse. C’est Carol, Carol comme Thérèse l’a toujours vue et comme elle la verra toujours : au ralenti, comme dans un rêve, ou comme dans un souvenir unique et décisif, à la fois tangible et impalpable. »
L'apparition de Carol, "comme dans un rêve" et la scène du tunnel, une plongée dans "les eaux dérobées" du souvenir
Cette belle description de Phyllis Nagy donne la clef de l’esthétique du film, et, en particulier, du flash-back onirique de la première « apparition » de Carol, auréolée de lumière, aimantant le regard de Thérèse chez Frankensberg. C’est le coup de foudre, “love at first glance”, comme disent les Anglais, « l’amour au premier regard »…. La merveilleuse scène du tunnel, où l’on retrouve la métaphore inaugurale du souterrain, invite le spectateur à interpréter le film à travers les signes non-verbaux plus que par les dialogues. Plongée dans la mémoire de Thérèse comme dans les eaux profondes du désir (le roman de Patricia Hightsmith s’appelle aussi Les Eaux dérobées), la scène est presque muette : le dialogue, inaudible pour le spectateur, se dilue dans le halo sonore de la musique de Carter Burwell, une musique qui semble émaner de toutes les directions à la fois et envahir tout l’espace. Tandis que Thérèse et Carol échangent des propos anodins, une chanson entendue à la radio, “you belong to me”, dit ce qui ne peut s’avouer et la magie de leur amour naissant se révèle en deçà des mots, dans le sourire lumineux de Carol, dans les yeux émerveillés de Thérèse, dans les caresses de son regard sur la fourrure et sur les mains gantées de son amie.
C’est donc à travers les non-dits et les métaphores visuelles qui scandent le long cheminement de Carol vers l’aveu final, “I love you”, que le spectateur devra saisir les émotions qui submergent les personnages. Comme le dit Norma Desmond dans Sunset Boulevard, dont on voit un extrait dans le film, « nous n’avions pas besoin de la parole, nous avions nos visages »….